En novembre dernier sortait le troisième album de Manuel Étienne, Ni Pluies Ni Riens. Si l’auteur, compositeur et interprète a longuement parlé des aspects instrumentaux de son nouvel opus, il s’est peu livré quant au sens de sa prose qu’il développe à travers un français choisi dans toutes ses nouvelles chansons. Histoire de « jouer sur les mots et les métaphores ». Histoire de s’affranchir un peu plus. D’exprimer aussi de façon détournée le vide qui parfois l’accable, menant aux questionnements lancinants, aux maux incompris.
Salut Manuel. Tu es originaire des Vosges. Tu vis aujourd’hui à Nancy. Depuis la fin de tes études à Strasbourg et la création en 2000 de tes trois premiers groupes, The Spangles, Toxic Kiss et Lova mi amor, tu explores des univers musicaux variés. Tu les bidouilles dans la perspective constante de générer une mutation qui créerait ton propre son. Après Détails en 2012 et Vaudémont deux ans plus tard, tu as sorti en novembre 2016 Ni Pluies Ni Riens. Tes références sont plurielles. Elles révèlent ton appétit d’ogre en matière de musique. D’autre part, ta volonté de n’appartenir à aucune case. À qui la dois-tu ?
Manuel Étienne : Salut Florian. Je ne sais pas (rires). De la pop au jazz, en passant par la musique classique et contemporaine, j’écoute tellement de musiques différentes ! Je n’ai jamais réussi à trouver une chapelle à laquelle appartenir. J’ai fait du garage, du punk, de la folk. À chaque fois, je change de cap tout en le maintenant. Je ne dois qu’à moi-même cette volonté que tu évoques. J’ai baigné dans un univers de musiciens lorsque j’étais gosse. Le petit frère de ma mère à l’époque était prof de guitare. Je me souviens aussi d’un ami de mon père qui était fan de blues et des Rolling Stones. Il venait tout le temps jouer à la maison. Ces deux-là, c’est sûr, m’ont donné l’envie de jouer de la guitare. Tout gamin, je traînais aussi dans les médiathèques. J’y prenais tous les albums qui venaient. Tous les lundis, ma mère m’emmenait chez le disquaire. On y achetait un 45 Tours. J’ai toujours dévoré énormément de musique. De livres aussi.
N’appartenir à aucune case, ne dépendre d’aucun format : est-ce là un état de fait ou une lutte quotidienne tant dans ta vie personnelle qu’artistique ?
Manuel Étienne : C’est une cause personnelle pour laquelle je me bats tous les jours. Je n’aime pas les sectes musicales. Les brigades du bon goût. La mode. Ça me fait peur en fait.
Certains assimilent le formatage à une caricature, voire à une stigmatisation, visant le déni de certains pans de la réalité afin de classifier des éléments ou des individus en fonction d’une idéologie ou d’un courant dominant. Qu’en dis-tu ?
Manuel Étienne : Pour moi, le formatage correspond à ce que tout le monde veut faire à un moment donné. Un exemple qu’on tente en ce moment de nous expliquer, parfois même de nous imposer, avec le retour de la musique électro des années 80. On voit de moins en moins de batteries et de plus en plus de pads. Ça ne me dérange pas du tout, j’aime bien ça. Mais à partir du moment où un groupe fonctionne comme ça, on va avoir tendance à formater tous les autres sur ce modèle. Comme à l’époque d’Amy Winehouse, durant laquelle on a vu apparaître plein de chanteurs et de chanteuses soul. Ça, ça me dérange. J’aime bien quand les gens réussissent à inventer, à sortir quelque chose de personnel qui s’entend dans la musique et dans les paroles. J’ai donc un peu de mal avec les gens qui suivent les autres. Tant d’un point de vue artistique que personnel.
Tu déclarais récemment : « Trop punks pour être pop, trop FM pour les indépendants… On a toujours eu du mal à trouver un public. » As-tu souffert et souffres-tu encore aujourd’hui de ce formatage allant à contresens de ta singularité par et pour laquelle tu composes et joues de la musique ?
Manuel Étienne : En fait, je n’en souffre pas esthétiquement ou artistiquement parce que c’est une nécessité pour moi d’écrire ces chansons puis de les sortir. J’en souffre plus professionnellement. On aimerait bien jouer davantage. Sortir de l’Alsace Lorraine même si on aime notre région. C’est très compliqué par rapport à mes musiciens. Ça fait quatre ans qu’ils me suivent dans les joies et dans toutes les galères. J’aimerais que ça décolle, pour eux et pour ma famille. En fait, je sens que les gens dans mon entourage sont un peu tristes pour moi. Ils ne comprennent pas, ils trouvent que c’est un peu injuste. Personnellement, je ne souffre pas trop de ça car je suis sur une ligne artistique. J’essaie de rester droit dans mes pompes et de faire ça non pas pour devenir célèbre, mais parce que j’en ai besoin. Je ne cherche pas la reconnaissance.
As-tu une autre activité professionnelle à côté de la musique ?
Manuel Étienne : Oui. Je n’ai fait que de la musique pendant huit ans : je vivotais. J’étais dans une totale précarité, tout comme ma femme et mes enfants. Voilà deux ans que je suis prof de guitare dans une école de musique. Je fais également des ateliers combinant basse, batterie et guitare. On monte des spectacles avec les gamins qu’ils présentent à la fin de l’année scolaire. C’est ce que je faisais déjà lorsque j’étais à Paris. C’est sympa. Et j’ai donc un salaire désormais (rires). En parallèle, nous gagnions un peu d’argent à côté avec la musique. Je ne veux pas décourager tout le monde non plus ! De là à en vivre, cela reste compliqué.
Dans ton troisième album Ni Pluies Ni Riens, Béziers figure à la cinquième plage. C’est un morceau instrumental qui répond à cette petite tradition initiée dès ton premier album solo Détails d’en inclure au moins un sur chacun de tes albums. Au-delà de l’hommage à cette ville à laquelle tu sembles attaché, tu expliquais récemment dans l’une de tes interviews que Béziers avait aussi été pour toi l’occasion d’exprimer ta réprobation quant à la politique locale menée par le maire Robert Ménard depuis son élection à la tête de la ville en 2014. Tu le désignes comme « l’un de tes pires ennemis . » Tu expliques : « Je ne voulais pas mettre de paroles car ce qui se passe là-bas se passe de commentaires. » Au-delà de la personnalité de Robert Ménard, de ses opinions politiques, des tiennes et de vos divergences. Qui plus est, au-delà de ses actions que tu réprouves, n’est-ce pas pratiquer à ton tour le jeu du système et des étiquettes, qui te consterne lorsqu’il s’agit de ta musique, que de vouloir formater l’homme public et son électorat l’ayant placé au pouvoir ?
Manuel Étienne : Je ne sais pas. Je ne pense pas. J’ai un peu fantasmé Béziers à vrai dire. Il y réside aussi un second degré. Pour moi, c’est un peu le documentaire sonore des images que je me ferais de cette ville et de Robert Ménard. J’adore Béziers. Il y a un truc que les gens du coin m’ont expliqué : si beaucoup d’électeurs ont voté pour lui, Robert Ménard a également menti sur pas mal de choses. Il n’est pas le seul homme politique à l’avoir fait, c’est certain. Après, je le trouve un peu plus extrémiste que les autres. Nous avons le même profil chez nous en Meurthe-et-Moselle avec Nadine Morano.
Avec le recul, ne crois-tu pas que ton titre Béziers aurait pu mériter des paroles pour préciser tes pensées et dépasser la seule dénonciation instrumentale ?
Manuel Étienne : Il n’y a pas que Ménard dans ce titre. Il y a aussi des passages que je considère comme très positifs. Plutôt beaux. Ensuite, il y a en effet cette espèce de marche sur tous les temps avec une seule note qui tourne en boucle. On est dans l’esprit de la marche militaire. Mais il y a aussi des moments plus joyeux, moins obscurs dans Béziers. Du coup, je ne sais pas trop ce que j’aurais pu raconter si j’avais écrit des paroles. Mais j’en écrirai pour une autre chanson que je ferai un jour. J’ai vraiment imaginé Béziers en marchant dans les rues de la ville et dans le parc des poètes. C’est comme si on avait réalisé un documentaire dans les rues de Béziers et qu’on m’avait demandé d’en composer la musique.
Tu as évoqué à l’instant une marche militaire. On perçoit en effet très clairement cette dernière dès le début du titre. C’est assez surprenant d’imaginer une telle perspective dans un morceau instrumental dédié à Béziers. L’auditeur ne peut que s’interroger sur les origines de cet imaginaire qui est le tien, sur l’analogie ainsi créée avec l’armée. D’où provient-elle ?
Manuel Étienne : Cela vient d’un conte qui me faisait flipper lorsque j’étais enfant et qui s’appelle Le joueur de flûte de Hamelin. Dans ce conte, un joueur de flûte débarrasse la ville de Hamelin des rats qui infestent ses rues en les menant jusqu’à la rivière grâce à son instrument pour qu’ils s’y noient. Une fois sa mission achevée, les habitants ne lui versent pas la prime qui lui avait été promise. C’est ainsi qu’il revient quelques temps plus tard avec sa flûte : cette fois-ci, ce sont les enfants de Hamelin que le joueur guide jusqu’à une grotte pour les y emprisonner à tout jamais. Cette histoire n’a aucun rapport avec celle de Béziers, même celle actuelle. C’est surtout cette image du joueur de flûte qui endort les rats puis les enfants pour une promenade vers la mort qui a eu un écho en moi.
« Je suis un homme un peu sensible, peut-être trop. C’est ce que je me dis tous les jours. Je me le dis rarement quand je fais de la musique, car c’est sans doute une force dans l’artistique. Mais dans la vie de tous les jours, je me sens fragile. Et pourtant, je fonce tête baissée quoiqu’il arrive. C’est un peu paradoxal comme façon de faire, comme façon d’être. J’ai peur mais j’y vais quand même »
L’album Ni Pluies Ni Riens joue aussi sur les contrastes du sombre et du flou. Les riens peuvent rappeler à certains ceux d’Aznavour dans sa chanson Heureux avec des riens. Dans la tienne, il s’agit d’évoquer des conditions en rapport avec ces riens. « Si la mort c’est du courage, je veux bien laisser ma place. » Dans ce cas, de quel courage te sens-tu capable ?
Manuel Étienne : (silence) Artistiquement, je me sens le courage de poursuivre, encore et encore, sans jamais lâcher. Même si je ne gagne pas suffisamment d’argent avec ma musique. Dans ma vie personnelle, c’est pareil : conserver ce courage d’avancer malgré l’adversité. Je pense qu’on peut être brave et ne pas avoir envie de mourir. Dans le titre album Ni Pluies Ni Riens, je me suis un peu identifié à une victime d’un attentat.
En fait, le jour où je me suis décidé à écrire le premier texte de l’album, j’apprends à la radio que les attentats de Charlie Hebdo ont eu lieu. Du coup, je laisse tomber l’écriture et j’écoute les infos. Finalement, j’ai quand même écrit le texte le soir-même. J’imaginais quelqu’un de courageux. Quelqu’un qui n’a pas envie d’être là, qui n’a pas envie de voir ça. Qui avance et qui se prend une balle, puis une deuxième. Puis qui tombe. Je ne sais pas si c’est du courage ou pas. En tous les cas, cette personne n’a pas envie de mourir.
Que représentent pour toi ces « riens » d’un tout face à ce rien du tout ?
Manuel Étienne : Les petits riens, les petits détails sont très importants. Un rien, le plus petit détail peut changer une destinée complètement. Un regard, des petites choses qui tombent du ciel. J’ai l’impression que toutes ces petites choses fabriquent ma vie de jour en jour. Des petits souvenirs, des petites choses à droite, à gauche. Ces petits riens sont à l’opposé de ce rien, de ce vide.
As-tu déjà été confronté à ce vide ?
Manuel Étienne : Non. Je ne pense pas. C’est comme ça que j’imagine la mort.
En corsaire axe sa progression sur ce lâcher-prise que tu évoques à plusieurs reprises. Mais aussi sur ces déguisements offerts par la mort et le mal. « En corsaire, je suis plus fort que tout » : tu sembles devenir le pirate de tes Caraïbes, naviguant sur les flots de masses humaines qui, si elles tentent de freiner tes pensées, finissent par gonfler tes voiles. Quel évènement particulier t’a permis de dépasser le stade de l’artiste incompris pour reprendre ta route dans la pleine connaissance de l’homme que tu es ?
Manuel Étienne : L’écriture de Vague à l’âme en 2010 (ndlr : chanson parue en 2012 sur le premier album solo de Manuel Étienne, Détails). J’y lâche tout ce que j’ai sur le cœur. J’écris ainsi ma première chanson en français que je peux qualifier aujourd’hui de « sérieuse ». J’avais déjà écrit quelques trucs pour d’autres groupes, dans lesquels j’allais moins loin dans ma pensée et mon émotion. Et là, pour Vague à l’âme, je couche ça sur le papier comme une espèce de gros ras-le-bol. À l’époque, c’était un peu le bazar dans ma vie et avec les groupes. J’avais lâché mon boulot de bibliothécaire pour ne faire que de la musique. Et notre tourneur, c’était avec Toxic Kiss, nous apprenait qu’il mettait la clef sous la porte.
Nous nous sommes retrouvés à la rue, sans boulot, sans concert. Sans envie aussi, car on commence à fatiguer lorsqu’on se prend sans arrêt plein de trucs dans la tronche. Et j’écris Vague à l’âme sans aucun frein. Je me libère puis je me dis que je vais me prendre un gros bide. Car si les gens ont l’habitude que je chante en anglais, ils n’ont pas celle de m’écouter me confier à eux en français. Je me dis que l’écriture de cette chanson m’a fait du bien, que je n’ai qu’à la garder pour moi. Et puis des gens de mon entourage l’écoutent et me disent qu’il faut la diffuser. Ce que je fais sur MySpace. Ça fait un petit buzz. C’est ça qui m’a donné l’envie de poursuivre dans cette voie. C’était pourtant la première fois que j’écrivais quelque chose d’aussi personnel. Depuis, il y a eu trois albums sur lesquels j’ai écrit beaucoup d’autres choses personnelles.
Quel homme es-tu ?
Manuel Étienne : C’est chaud ça (rires). C’est compliqué de dire qui on est. Je crois que je suis quelqu’un de timide, quelqu’un qui a un peu peur de grandir. Mais qui a grandi par la force des choses, avec ce souvenir intense de tout ce que nous avions lorsque nous étions encore gamins. Qui je suis ? Je suis un homme un peu sensible, peut-être trop. C’est ce que je me dis tous les jours. Je me le dis rarement quand je fais de la musique, car c’est sans doute une force dans l’artistique. Mais dans la vie de tous les jours, je me sens fragile. Et pourtant, je fonce tête baissée quoiqu’il arrive. C’est un peu paradoxal comme façon de faire, comme façon d’être. J’ai peur mais j’y vais quand même.
Dans En corsaire, on devine une île dans ce relief que tu aperçois grâce à ta longue-vue. Que peut-on te souhaiter de trouver sur cette île, pour 2017 et les années à venir ?
Manuel Étienne : Je suis content que tu aies compris cette phrase ! Tu ne peux même pas t’imaginer à quel point ! On me demande toujours ce que ça veut dire habituellement… Sur cette île, j’aimerais y trouver plein de nouvelles idées. Car à chaque fois que je sors un nouvel album, j’ai toujours peur de faire moins bien après. Mais en même temps, il n’y a pas de raison. Je vais donc tenter de faire aussi bien. Autrement dit, un disque qui ressemble à nous quatre. Car avec moi, il y a David L’huillier, Tom Rocton, Fabien Pilard, un groupe qui tient une place importante dans le processus de création. Sur cette île, j’aimerais aussi trouver de nouvelles têtes devant lesquelles jouer. Ça me plairait beaucoup. Même si j’aime énormément jouer devant notre public en Alsace Lorraine une fois de plus ! J’ai très envie de voyager aussi.
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