Emmanuelle Destremau est une artiste aux multiples visages bâtissant constamment des passerelles entre les auteurs, les acteurs, les réalisateurs et les spectateurs, à travers l’écriture, le théâtre, le cinéma. Mais aussi la musique depuis 2005 avec son projet Ruppert Pupkin, symbiose d’une hypnose qui ne cesse d’embrasser et d’ecchymoses résorbées sous la plume d’Emmanuelle Destremau. Après un premier EP sorti en 2010 intitulé French Kisser, Ruppert Pupkin dévoile fin 2016 son album Run, combinant les doux émois d’une folie teintée d’une mélancolie chaleureuse.
Bonjour Emmanuelle et merci d’avoir accepté cette interview. Je suis venu à toi par ta voix et les textes de ton projet musical Ruppert Pupkin. Plutôt que d’énumérer purement et simplement les différentes étapes de ta vie personnelle et d’artiste, je te propose de te laisser TA parole et tes souvenirs faire le reste. Une seule citation de temps à autre pour te mettre sur la voie. L’une des tiennes, l’une de tes personnages, l’une de ces autres. À commencer par celle-ci signée Françoise Dolto : « Les enfants sont les symptômes des parents ».
Emmanuelle Destremau : Je trouve cette citation un peu facile et rapide. Mais il y a une vérité : la transmission teintée de révolte. Ce qui se passe dans la continuité, dans le fait de grandir ou de voir grandir un enfant. Et la potentialité de se réaliser, en soi ou en l’autre.
Transmission, révolte : s’agissait-il déjà de ça avec tes propres parents ?
Emmanuelle Destremau : Un peu des deux oui. Je pense qu’un parent voit son enfant comme une continuité de lui-même alors que l’enfant se voit comme un individu. Il y a toujours un moment où ça explose. Il faut à mon avis que cela explose. Après, cela peut être plus ou moins violent selon les situations.
Quelle a été l’influence de tes parents dans ton écriture, puis dans la comédie et le théâtre ?
Emmanuelle Destremau : Je pense que j’ai beaucoup puisé dans le parcours de ma mère. Elle est peintre mais ne s’est jamais vraiment réalisée publiquement. Elle travaillait dans son atelier dans une chose un peu solitaire, de l’ordre de la caverne, sans jamais lâcher son art. Je pense donc que mon travail me permet de me réaliser en tant que femme, de fabriquer des choses et de pousser les portes qu’elle n’a pas réussi elle-même à pousser. Je viens d’une famille touche-à-tout, un peu musicienne aussi. J’ai entendu de la musique depuis que je suis toute petite : ce n’est pas anodin. Et ce, même si ce n’est pas celle que j’ai écoutée par la suite. Ça crée des ponts et des liens dans les oreilles.
Pour le théâtre, c’est différent. J’ai commencé par le théâtre avant de faire de la musique. Au départ, à travers des petits ateliers au lycée. Ce sont ma grande curiosité et ma grande timidité qui m’y ont menée. Il s’agissait aussi durant mon adolescence de trouver une passion qui ne serait qu’à moi et dans laquelle je trouverais la cohérence que je ne ressentais pas dans le monde. Savoir que je voulais en faire durant toute ma vie est venu plus tard. Mais j’avais déjà accumulé un certain nombre d’expériences très fortes.
Quelle place tient la littérature dans ton travail, tant au théâtre que dans ta musique pour Ruppert Pupkin, notamment dans ton dernier opus Run paru fin 2016 ?
Emmanuelle Destremau : J’ai fait des études littéraires. Mon adolescence a été nourrie de poésie, notamment celle du XIXe et du XXe siècle. De façon un peu obsessionnelle je dois dire, une vraie façon de découvrir et d’utiliser la langue et le langage. J’ai vraiment commencé à faire du théâtre dans des cours professionnels après mon passage à l’hypokhâgne et un cursus durant lequel on étudie la littérature de façon assez approfondie. J’ai découvert l’écriture théâtrale et j’ai redécouvert le français, qui est une langue très poétique avant tout et qui est en même temps dans le corps, vivante. Tout ça m’a poussé à écrire pour le théâtre, puis des chansons. Même si j’écris des chansons principalement en anglais pour Ruppert Pupkin, ce qui est encore une autre démarche d’écriture.
« Quand ils sont verts, j’y vais cueillir la pâquerette. Lorsqu’ils sont bleus, j’y plonge au fond de la marine. Quand ils sont noirs, j’y prends le deuil de ma voisine. Et quand ils sont mauves, alors j’y cueille ta violette. T’as de beaux yeux tu sais ? » (Léo Ferré)
Emmanuelle Destremau : Tu fais sans doute référence aux Violette, une pièce que j’ai écrite. Il s’agit de l’enfance bouleversée d’une petite fille qui tente de la raconter en se démultipliant à travers trois personnages. Trois « elle-même ». Ce n’est pas un problème réellement de schizophrénie. Plutôt un problème de schizophrénie ordinaire, quand on est face à un parcours, à un traumatisme. On a tous recours à cette forme de schizophrénie pour oublier certains souvenirs, pour s’en rappeler d’autres, pour réinventer les choses et pour réussir à traverser les épreuves. Les Violette a d’abord été adaptée pour le cinéma par le réalisateur Benoît Cohen, avec lequel j’ai réécris également le scénario ainsi qu’avec Éléonore Pourriat. Le film est sorti en 2009 : c’était une belle destination pour ce texte. Les Violette a également été jouée au théâtre.
Les Violettes fut également finaliste du Grand Prix de littérature dramatique. Existe-t-il un lien entre cette pièce et un autre de tes textes intitulé Inside Georges…
Emmanuelle Destremau : Inside Georges est un autre texte que j’ai écrit en effet, qui est en cours d’adaptation pour le cinéma. C’est une pièce originale en développement, le tournage n’a pas encore commencé. Elle a reçu l’Aide à la Création du Ministère de la Culture. En revanche, il n’y encore aucun projet pour le théâtre, alors qu’il s’agit aussi d’une pièce très théâtrale dans son écriture. C’est une chose très intéressante que des cinéastes choisissent mes pièces écrites en premier lieu pour le théâtre.
« En matière de musique, j’ai plein de rêves. J’ai envie de bâtir des souvenirs de musique. »
« La vie, le malheur, l’isolement, l’abandon, la pauvreté, sont des champs de bataille qui ont leurs héros ; héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres » (Victor Hugo – Les Misérables)
Emmanuelle Destremau : Pendant dix ans, j’ai fait des documentaires en étant dans cette démarche de donner la parole à des gens comme ça justement. À l’ordinaire, à des endroits qu’on ne va pas montrer, à des héros de ces vies qui ne sont pas forcément au premier plan, notamment dans les médias. Ta citation m’évoque aussi le film Heros dont j’ai coécrit le scénario avec Bruno Merle. Il raconte la vie d’un gars un peu ordinaire qui passe de l’autre côté de la barrière et qui devient une sorte de forcené comme on en voit parfois dans la réalité. Il séquestre son chanteur préféré dans l’espoir de pouvoir partager avec lui un moment sur scène. L’enlèvement est un fiasco de par le profil du kidnappeur, de par aussi le huis-clos qui se met en place entre les deux protagonistes. Le film est fidèle au texte initial et généreux. Il cherche à créer des formes, des surprises. Il fut présenté à Cannes en 2007. C’était une belle aventure.
« Prends soin de toi ou prends-moi […] Fais gaffe à ta bouche quand j’embrasse fort »…
Emmanuelle Destremau : Je reconnais ces paroles tirées de ma chanson Take care. C’est une chanson écrite en écho à une pièce de théâtre, Kalldewey selon Botho Strauss, dans laquelle j’ai joué et chanté. Le couple dans cette histoire s’entre-déchire dans une violence et un amour extrêmes. La pièce ne manquait pas d’humour. Botho Strauss est un auteur allemand qui est très fort dans sa distanciation, dans l’absurde de ce qu’il montre. C’est violent mais c’est aussi décalé. Take care décrit une femme douce et qui mord.
« Il y a une femme presque belle. Il y a une femme presque trentenaire. Et elle répond à quelqu’un. Invisible à quelqu’un. Inaccessible. Et elle explique, et elle se plaint, et elle dit oui, oui exactement. Il y a une fille si jeune qui parle aux fantômes dans cette ville » : cet extrait est tiré de ton morceau Your Sister. Un morceau qui bouscule. Que peux-tu nous en dire ?
Emmanuelle Destremau : Il s’agit d’une réalité qui m’a moi-même bousculée. Il s’agit d’une femme que j’ai vue dans la rue et qui m’a vraiment interpellée. Dans la vie parisienne, et plus globalement dans la vie urbaine, on voit beaucoup de gens perdus qui parlent tout seul. C’est rare que ce soient des jeunes gens. C’est rare que ce soient des personnes qui ressemblent à ta sœur en fait. Qui puissent ressembler à toi-même. C’était comme décrire une espèce de reflet de moi-même, mais perdu dans une autre dimension. Je voyage avec cette femme depuis que je l’ai rencontrée. Elle ne m’a pas quittée. Je pense que c’est un effet miroir.
Comment Emmanuelle Destremau expérimente-t-elle la perdition dans la ville et la solitude dans sa vie de tous les jours ?
Emmanuelle Destremau : J’ai l’impression que c’est un gouffre dans lequel nous pouvons tous tomber. Je ne le vois donc pas comme une chose lointaine. J’ignore si la ville devient plus violente. Je pense qu’il s’agit d’une métaphore de la façon dont travaille notre cerveau et notre évolution dans la vie, comment on renouvelle les choses dans notre parcours ; mais aussi une réalité, car cela peut arriver demain. De basculer comme ça, dans sa tête ou dans sa vie à la suite d’un accident. On n’arrive plus à tenir le cap. Donc je suis à la fois loin de ça parce que je suis très active – on peut même dire que je suis une hyperactive – et proche parce que je sais que c’est vrai pour beaucoup de gens, y compris pour moi.
« Une vie sans avenir est souvent une vie sans souvenir » (Hervé Bazin – Le Bureau des mariages) : quels sont les prochains souvenirs que tu comptes te bâtir ? Et ceux que tu aimerais ajouter à ta mémoire ?
Emmanuelle Destremau : En matière de musique, j’ai plein de rêves. J’ai envie de bâtir des souvenirs de musique (sourire). Run est un premier album qui marque un long chemin et une grande joie pour moi. Maintenant, j’ai envie de faire de nouvelles rencontres musicales, notamment pour découvrir d’autres chemins d’écriture. On m’a demandé récemment des chansons en français, j’ai essayé ça. J’ai envie d’explorer avec d’autres musiciens des choses qui vont emmener Ruppert Pupkin ailleurs.
Ruppert Pupkin : Facebook | Photos : Claire Pathé & Éric Marcel