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Xenia Rubinos | Perdre tous ses repères temporels

XENIA RUBINOS

Xenia Rubinos est une artiste américaine curieuse de tout. Elle a sorti en juin son second album studio Black Terry Cat, plaidoyer en faveur d’une mutagenèse nécessaire qui effacerait les standards régressifs et engendrerait leur évolution vers un ressenti plus naturel de la relation à la musique et à l’autre. Pop, jazz, RnB : la voix de Xenia crée les connexions d’un réseau émotionnel devenant l’enveloppe charnelle d’un genre inédit.

Bonjour Xenia et merci d’avoir accepté cette interview. Tu es auteure, compositrice et interprète. Tu es née à Hartfort City, une ville située dans l’état du Connecticut aux États-Unis. Ton deuxième album studio intitulé Black Terry Cat est sorti le 2 juin dernier, trois ans après Magic trix, ton premier opus. Avant d’en parler, une première question : est-ce vrai que tu obligeais ta mère à conduire autour de votre maison jusqu’à ce que tu aies terminé de chanter tes chansons préférées lorsque tu étais encore petite ?

Xenia Rubinos : Oui, c’est tout à fait exact ! (rires) Elle venait me chercher à l’école et nous écoutions ensemble la radio dans la voiture. J’écoutais beaucoup la radio à l’époque car je n’avais pas beaucoup de cassettes. Et tout devenait prétexte à entendre mes artistes préférés et à les accompagner en chantant avec eux sans que je ne puisse ni ne veuille m’arrêter. J’adorais plus particulièrement Whitney Houston, Missy Elliot. Nous faisions ainsi plusieurs fois le tour du pâté de maisons près de chez nous jusqu’à ce que je termine. Ma mère ne savait pas vraiment chanter, mais ça ne l’empêchait pas de m’accompagner. Nous vivions ensemble ces moments très simplement. Ils sont devenus de très beaux souvenirs.

Quel rôle tes parents ont-ils joué dans l’expression de ta passion pour la musique, que tu as commencé à ressentir dès tes quatre ans ?

Xenia Rubinos : Mes parents se sont séparés lorsque j’étais très jeune. Je vivais en alternance chez ma mère, mon père, mais aussi ma grand-mère. J’étais une enfant très timide, il m’a fallu du temps pour sortir de cette réserve. Ils m’y ont tous les trois beaucoup aidé. Ils font tout autant partie de ma vie que de ma musique. Mon père m’a très tôt conseillé d’aller au-delà de ma passion pour la musique et pour le chant. Dès l’âge de sept ans, il m’a offert mes premiers cours de solfège afin que je sache lire la musique. C’était barbant pour moi, mais je le faisais malgré tout.

Il me disait aussi qu’il serait bon que je sache utiliser un autre instrument que ma seule voix. J’ai donc commencé à jouer de la flûte. J’apprenais mes partitions par cœur avant mes cours mais je n’étais vraiment pas emballée par l’instrument. Du coup j’ai fini par dire à mon père : « Je t’aime papa, mais le chant est vraiment ce que je veux faire, ce dans quoi je veux me perfectionner ». Il a été très compréhensif et j’ai ainsi commencé à chanter dans des chorales de quartier en parallèle de mes études.

Tu chantais du Mariah Carey, puis tu découvris Nina Simone et Judy Garland. Mais la révélation fut celle que tu expérimentas en écoutant le compositeur de jazz Charles Mingus. Dans quelles circonstances as-tu connu la musique de cet artiste ? Que ressens-tu encore aujourd’hui en l’écoutant ?

Xenia Rubinos : Ce fut l’un de mes professeurs de musique qui me parla de Charles Mingus pour la toute première fois. J’ignorais qui il était et ce qu’il faisait, mais il paraissait évident pour mon maître que j’écoute ses compositions. J’en suis tombée amoureuse instantanément car je n’imaginais pas qu’on puisse faire de la musique de façon si talentueuse. J’étais sous le choc, admirative par cette faculté que Mingus avait de te transporter d’une section à l’autre, d’un état émotionnel à un autre. J’ai été très influencée par ça, dans ma façon d’interpréter mes morceaux. J’ai appris l’emphase et expérimenté une nouvelle liberté dans l’interprétation jazz. Grâce à Mingus, j’ai aussi intégré la méthode pour réinventer complètement mes morceaux afin de me les accaparer complètement. Il fut et il est toujours aujourd’hui une grande source d’inspiration pour moi.

Peut-on dire que Charles Mingus, même si tu ne le connais pas personnellement, fut une sorte de père spirituel également ?

Xenia Rubinos : Sans doute oui ! Dans ce sens, j’avais pris le temps de lire son autobiographie, Beneath the underdog. J’avais découvert bien des pans de la vie personnelle de Charles Mingus et de sa volonté à outrepasser les codes. Son tempérament aussi, parfois violent et erratique. Je fus quelque part obsédée par son identité, sa dignité.

« Comment employer le temps que nous avons, celui qu’il nous reste ? En restant connectés constamment via nos smartphones même lorsque nous buvons un verre avec nos amis à la terrasse d’un café ? Ou en faisant le choix de nous libérer de toutes les applications et du web pour simplement échanger, puis marcher dans les rues et penser ? »

Chaque parcours artistique est souvent synonyme d’une rencontre particulière. La tienne fut celle avec Marco Buccelli. Comment a-t-elle eu lieu ? Pourquoi avez-vous décidé de collaborer ensemble ?

Xenia Rubinos : J’ai rencontré Marco lorsque j’étais à Boston. J’avais un groupe avec lequel je travaillais sur mes propres compositions. Au départ, je ne lui avais pas vraiment porté une attention particulière, et cela nous prit un certain temps avant que nous décidions d’unir nos forces. Quatre ans très précisément. Néanmoins, lorsque nous avons commencé à jouer ensemble, c’était comme si nous le faisions depuis des années. Marco est un talentueux batteur mais également un producteur incroyable qui a une appréhension très instinctive du son. Il a produit mon premier album Magic trix que tu évoquais tout à l’heure, ainsi que Black Terry Cat. Il perçoit intensément la structure des chansons, il sait aussi transformer mes idées en sonorités : c’est comme s’il lisait dans mes pensées ! (rires)

Sa passion pour la musique s’accompagne d’un respect profond pour l’écriture, que ce soit les textes ou les compositions. Il en prend soin et a une réelle pertinence quant à leur mise en lumière. Sa créativité et son ouverture jouent beaucoup dans cette démarche. Elles l’aident également à faire émerger celles des artistes qui l’entourent. J’ai été vraiment très chanceuse de le rencontrer.

Ton second album Black Terry Cat est donc sorti le mois dernier. Il est un mélange de plusieurs genres musicaux et de nombreux univers différents. Son cœur est ta voix caméléon. Tu as dit à propos de cet album qu’il était « un enseignement en rapport avec la relativité du temps, avec le fait que les évènements et les choses que nous vivons prennent le temps qu’ils doivent prendre ». Est-ce ta façon de définir l’inattendu de n’importe quelle existence ainsi que le réel sens du destin ?

Xenia Rubinos : Waouh, très bonne question, et joliment tournée… Je ne sais pas. J’ignore en fait ce qu’est le destin. Je crois que tu peux toujours changer les circonstances. Je ne crois pas en un chemin qui nous serait prédestiné. Mais je pense en effet que Black Terry Cat fut pour moi une leçon de patience, un enseignement quant à ces choses qui suivent leur cours quoiqu’il arrive. J’ai pris conscience que j’étais incapable de tout maîtriser. Et pour cause, j’ai commencé à écrire et à composer Black Terry Cat il y a déjà deux ans. Les enregistrements furent terminés en mai 2015. Entre ces deux dates, et après, un certain nombre d’occurrences se sont produites. Notamment l’AVC de mon père, auprès duquel je suis restée tous les jours durant plus d’un mois après qu’il ait eu lieu. Ce genre d’évènements change notre vie et la vision que l’on peut en avoir.

Comment employer le temps que nous avons, celui qu’il nous reste ? En restant connectés constamment via nos smartphones même lorsque nous buvons un verre avec nos amis à la terrasse d’un café ? Ou en faisant le choix de nous libérer de toutes les applications et du web pour simplement échanger, puis marcher dans les rues et penser ? Qu’est l’urgence du temps ? Celle de se laisser aller un peu plus ? La notion du temps est une chose vraiment relative et très subjective qui diffère donc d’un individu à l’autre, d’une tâche à l’autre, à l’instar des moments durant lesquels je compose. Lorsque je relève la tête et que je me rends compte de l’heure qu’il est, je prends conscience que j’ai perdu tous mes repères temporels. Cela me rend d’autant plus curieuse d’explorer cette thématique dans mon existence, mais aussi dans ma musique.

Focus maintenant sur trois titres de Black Terry Cat, le premier que j’ai choisi étant Don’t wanna be. Il s’agit d’une déclaration d’amour qui combine espoir et désespérance. Tu y définis l’amour comme une opportunité pour chacun d’élever l’autre. Quelle est la personne qui t’a inspirée pour écrire cette chanson ?

Xenia Rubinos : Je suis tombée amoureuse et j’ai puisé mon inspiration dans cet état que je traversais alors, et que j’expérimente tous les jours depuis. Musicalement, je fus aussi fortement influencée par Donna Summer et son second album studio Love to love you baby sorti en 1975. Sa performance vocale paraît si simple et dégage tellement de sensualité ! Je n’avais jamais emprunté cette direction auparavant, c’était par conséquent un peu effrayant pour moi. La liberté intérieure et extériorisée de Beyoncé m’a aidé à me mettre sur la voie de cette amour total que je souhaitais dépeindre, et qui peut parfois rendre malade tant on s’éprend de lui à travers l’autre.

Tu as déclaré que tu souhaitais « être plus candide et intentionnelle dans l’écriture des textes de Black Terry Cat ». Ta chanson Lonely lover répond à cette volonté. À qui s’adresse ce titre ?

Xenia Rubinos : Pour ce morceau, je me suis inspirée d’une amie qui est mère célibataire. Pour moi, elle est une sorte de Wonder Woman : elle travaille tout le temps, s’occupe de ses enfants, passe du temps avec ses amis, aide ses sœurs. On se demande comment elle fait pour être toujours occupée ainsi et trouver un peu de temps pour elle ! Elle fait tout ça avec beaucoup de simplicité, de la grâce aussi. J’ai imaginé les paroles comme si elles pouvaient devenir pour elle une sorte d’abri en anticipant les moments où elle pourrait en avoir marre, où elle aurait besoin de souffler, d’avoir de l’espace. C’est surtout le cas dans les refrains. Concernant les couplets, on peut se rendre compte de sa solitude et de son exaspération.

Le dernier titre qui m’a beaucoup touché est How strange it is. Il m’a rappelé celui de Björk intitulé It’s oh so quiet, grâce notamment au rythme saccadé de ta voix. Le thème de cette chanson est ton point de vue sur le monde. Un monde vraiment étrange qui engendre notre propre étrangeté. Et si tu devenais demain la nouvelle présidente des États-Unis, quelle serait ta première mesure pour faire de ce monde un endroit moins étrange ?

Xenia Rubinos : Comme s’il pouvait devenir moins étrange ! (rires) C’est vraiment une excellente question, à laquelle je ne suis pas du tout préparée… Je pense que le monde serait meilleur avec un peu plus de compassion, de compréhension, d’écoute entre les hommes. J’ignore ce qu’implique le fait de diriger un pays. Mais j’observe que l’on passe beaucoup de temps à diviser les gens… C’est la base de tout pouvoir, c’est clair. Je ne sais pas qu’elle pourrait être la solution à ça. Tout ce que je peux partager, c’est ce que je fais à mon niveau dans ma vie de tous les jours. Aux moyens dont j’use pour être attentive à l’autre et au sens de ce qu’il me dit. Notamment la connaissance, qui est selon moi un formidable et puissant outil.

Il faut que nous soyons capables de dépasser ce qui nous sépare pour initier une nouvelle unité. Je ne suis définitivement pas un leader politique. Mais par ma musique, je tente d’indiquer combien il est essentiel de créer une énergie commune pour résoudre ensemble les problématiques qui nous concernent. Individuellement, mais aussi collectivement au niveau de notre pays. J’en fais partie, je suis née ici, je suis Américaine. Et dans ma vie quotidienne, et à travers la musique, je suis constamment dans l’observation, dans l’interrogation, dans l’échange.


Xenia Rubinos : site officiel

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