L’Américaine Kendra Morris a sorti en juin dernier son nouvel EP Babble. Ce fut pour elle l’occasion de revenir en France après une première tournée il y a deux ans. Sur les routes d’un pays dont elle apprécia l’accueil du public et la richesse culturelle, elle creusa également les sillons de son chemin personnel et sentimental. Elle en retrouve la trace constamment par le biais de ces nouvelles chansons, instantanés de souvenirs chers à son cœur.
Bonjour Kendra et merci d’avoir accepté cette interview. Tu es auteure, compositrice et interprète et tu es née en Californie en 1981. Ensuite, tu es partie t’installer en Floride avec ta famille. Tu as sorti en juin dernier un nouvel EP intitulé Babble, nous en parlerons tout à l’heure. On sait très peu de choses sur ta vie et sur ton enfance. Comment as-tu vécu ton premier déménagement en Floride ?
Kendra Morris : J’étais si jeune ! Je pense que cela m’a aidé à m’adapter rapidement à ce nouveau contexte de vie. Je me suis fait de nouveaux amis dans le voisinage, dont certains aimaient la musique autant que moi. L’une des filles que j’avais rencontrée jouait très bien du piano. Nous avons ainsi décidé de monter notre premier petit groupe avec d’autres. C’est fou, mais nous sommes toujours restées très proches elles et moi, même après mon emménagement à New-York.
Qui étaient tes parents ?
Kendra Morris : Mon père et ma mère ont grandi durant les sixties et les seventies. Je crois que ce qui a fait chavirer le cœur de ma mère à l’époque de leur première rencontre, c’est la maladresse de mon père, son côté « silly boy » (rires). Ils jouaient ensemble dans le même groupe folk rock. Ils interprétaient notamment leurs morceaux dans les églises, mais aussi dans les prisons du pays en donnant des concerts pour les prisonniers et en organisant des ateliers de musique.
Je fus principalement élevée par ma mère car mon père mourut assez jeune. Son décès m’avait profondément affecté. J’ai toujours gardé en mémoire ces cabanes en bois qu’il avait construites lorsque nous étions encore en Californie. Mais je n’avais que six ans et beaucoup d’autres souvenirs m’ont échappé depuis. J’ai conservé sa présence dans mon cœur, tout l’amour que j’avais pour lui, lui pour moi.
Comment ont-ils accompagné puis soutenu ta passion pour la musique et le chant ?
Kendra Morris : Par les personnes qu’ils étaient. Tous deux versaient constamment dans une créativité sans fin. Mon père plus particulièrement ne pouvait s’arrêter d’imaginer, d’écrire, de composer. Il savait que créer était une bataille de chaque instant tout autant qu’une passion créative intégrait le fait de ne pas avoir peur de cette lutte et des risques qu’elle supposait. Qui plus est, l’argent n’a jamais été son moteur. Son but n’était pas de faire des millions, son but était de créer. Ma mère se plaçait également dans cette perspective. Leur démarche artistique était juste inévitable pour eux : elle était un devoir.
Et lorsque j’eus à décider de mon propre avenir, dans ces angoisses qui étaient alors les miennes et qui me rendaient malheureuse, ils m’encouragèrent à leur manière sans perdre de vue que j’étais la seule à tenir les rênes de ma vie. « Si tu veux vraiment faire de la musique, alors fais-le » me disait mon père. Même si son conseil pouvait paraître passe-partout, il changea pourtant le cours de mon existence.
Étant eux-mêmes issus du milieu de la musique, quelles étaient leurs craintes concernant ton choix de suivre le même chemin ? Les ont-ils partagées avec toi ?
Kendra Morris : Aucun parent ne souhaite que son enfant lutte toute sa vie et demeure dans une précarité longue durée. Pourtant, la musique est en effet un vrai pari sur l’avenir pour celui qui souhaite en faire sa vie. Il y a tant d’éléments, d’acteurs, de challengers à considérer dans le milieu et l’industrie de la musique. Si peu d’élus pour vendre des albums, faire des tournées, et vivre de leur passion ! Bâtir des liens de confiance avec celles et ceux qui constitueront demain ton équipe est ce qui prend le plus de temps. Et il s’agit là d’une nécessité pour pouvoir avancer, évoluer, faire sa place.
À chaque fois que je dois prendre une décision pour la poursuite de mon parcours professionnel musical, je suis effrayée car je sais qu’une erreur de jugement peut tout changer du jour au lendemain. Ça ne pardonne pas ! Toutes ces notions, mes parents m’en avaient parlé. Mais il ne s’agissait bel et bien que de notions pour moi à ce moment-là, ce sont les enseignements que j’ai tirés de mes expériences qui m’ont vraiment permis de comprendre ce qu’ils souhaitaient me suggérer.
Au-delà du talent, du facteur chance, quels sont selon toi les éléments qui distinguent un artiste qui réussit d’un autre qui reste anonyme durant toute sa vie ?
Kendra Morris : J’ai connu un certain nombre d’artistes, j’en côtoie bien sûr encore beaucoup aujourd’hui. Nombreux sont ceux qui n’aboutissent qu’à cette seule conclusion d’abandonner. De céder à l’appel d’un confort exclusivement matériel leur permettant de définir leurs origines et de conférer un équilibre à leurs vies. Pourtant, s’il y a bien une chose qu’un artiste ne doit jamais faire, c’est laisser tomber. Car au-delà de laisser tomber son art, il se sépare de ce qui le constitue profondément. Personne ne peut définir ce que l’on est, ce que l’on crée, à notre place.
Il s’agit alors de se poser la question : qui suis-je en réalité ? Avoir pour seule ambition de gagner de l’argent en devenant célèbre, c’est faire fausse route et croire à tort qu’on est un artiste. L’argent ne fait pas l’artiste. Car un artiste à un message à concevoir, à porter, et à partager au moment où sa situation se retourne, à la suite de tous les efforts et des sacrifices qu’il aura pu faire pour l’exprimer. À la suite de cette confiance qu’il aura conservée en lui pour qu’elle finisse par faire sens.
En 2003, tu déménages à New-York avec ton groupe du moment qui s’appelait Pinktricity. Vous vous séparez peu de temps après. Que s’est-il passé ensuite pour toi, et ce, jusqu’à la sortie de ton premier EP autoproduit This won’t hurt a bit ?
Kendra Morris : Pendant six mois, j’ai arrêté la musique. Je n’ai rien écrit, rien composé. Mon quotidien était rythmé par toutes mes nouvelles expériences new-yorkaises que je vivais pleinement, car je savais qu’elles constitueraient la matière de mes prochaines chansons. Des chansons que j’ai commencé à écrire après cette abstinence musicale de six mois. Je m’aidais de ma guitare lors de mon travail d’écriture, parfois du piano dont nous disposions dans l’appartement que nous avions loué avec mon ancien groupe. J’enregistrais mes prises avant de les diffuser sur MySpace.
Peu importe les retours que j’allais avoir, à partir du moment où j’avais la conviction de devoir partager tel ou tel message, je faisais ce que j’avais à faire. Je mis ensuite en ligne mon premier EP sur iTunes©. J’envoyai moi-même les mails pour faire ma promo, faire des concerts partout où je le pouvais : c’était un rythme infernal ! Mais je désirais plus que tout faire de la musique, et ma priorité était de garder confiance en moi et en ce pour quoi j’étais faite. Même durant les jours où je n’avais pas un cent en poche.
En 2012, tu sors ton tout premier album studio Banshee. Dans la mythologie celtique irlandaise, la Banshee était considérée comme une messagère de la mort. Elle commençait à hurler pour annoncer le décès d’une personne. Existe-t-il un lien entre ce personnage et la façon dont tu fais de la musique ?
Kendra Morris : Peut-être (rires)… La voix n’est pas comme un instrument que l’on apprend même s’il est nécessaire d’acquérir sa technique, sa maîtrise. La voix peut aussi bien enchanter que détruire. Elle vient parfois d’ailleurs. C’est ce qui m’arrive lorsque je sens ma voix sortir de moi dans cet élan où je lâche prise. C’est sans doute pour cette raison que la Banshee est un personnage qui me parle. Elle est en effet mystique et beaucoup de choses ont été écrites sur elle.
Mockingbird sort un an plus tard. Tu t’y réappropries les titres de plusieurs artistes tels que David Bowie, Mick Jagger, mais aussi ceux du groupe Radiohead. J’ai beaucoup aimé ta reprise de Walk on the wild side de Lou Reed. Comment te sentais-tu lors de l’enregistrement de ces chansons écrites et interprétées par ces personnalités devenues légendaires ?
Kendra Morris : Merci ! Je suis moi-même subjuguée par ces artistes, depuis très longtemps. Aussi, mon but n’était vraiment pas de faire un copier-coller de leurs interprétations, mais bien de proposer d’autres perspectives à travers mon propre style. D’ailleurs, ça devrait être le cas pour n’importe quelle reprise. Tu évoquais Radiohead, un groupe que j’affectionne particulièrement. La voix de Thom est juste inimitable, qui plus est, il est l’auteur de presque toutes les chansons du groupe. Par conséquent, il a fallu que je dépasse sa projection et sa façon de vivre Karma Police. Il a fallu que je revive le morceau, que je le considère donc comme un morceau totalement inédit, et que je me l’approprie.
« Avoir pour seule ambition de gagner de l’argent en devenant célèbre, c’est faire fausse route et croire à tort qu’on est un artiste. L’argent ne fait pas l’artiste »
Le choix du Mockingbird pour le titre de cet album de reprises a-t-il un lien avec celui que tu as tatoué sur ta main ?
Kendra Morris : Oui bien sûr. C’est d’ailleurs le premier que je m’étais fait faire. D’autres oiseaux parcourent le reste de mon corps, notamment les bras, la poitrine. Les chants des oiseaux sont les plus purs pour moi, le plus beaux. Leur symbolique est désormais mienne de par ma passion. Ces chants me fascinent également par le type de communication qu’ils instaurent avec la nature et avec les hommes.
Ton nouvel EP Babble est donc sorti il y a un mois et demi. Il coïncide avec la naissance de ton premier enfant. Tu poursuis dans cet opus ton exploration des sonorités des années 70 et leur réinvention. Avalanche est le premier single que tu as dévoilé au public. Tu y décris un quotidien ennuyeux jusqu’à une rencontre. LA rencontre. Pourquoi avoir opté pour cette métaphore de l’avalanche ?
Kendra Morris : J’ai vu et ressenti toute cette neige qui te tombe dessus lorsque tu tombes éperdument amoureux. L’avalanche détruit tout sur son passage. Dans ma chanson, elle démolit ce quotidien harassant, ce métro-boulot-dodo qui asphyxie les gens… Jusqu’au moment où ces deux regards se croisent, où l’attraction est trop forte et qu’elle finit par porter tout leur être. À ce moment-là, ce sont eux que l’avalanche emporte.
Et l’avalanche qui vous a emportés ton homme et toi, quand était-ce ?
Kendra Morris : (rires) Tu nous aurais vus : aussi timides l’un que l’autre ! C’était dans un bar que nous avions l’habitude de fréquenter tous les deux. C’est un ami commun qui a finalement permis que nous nous adressions la parole pour la première fois. Nous nous sommes échangés nos numéros de téléphone. C’est avec lui que j’ai fait ma première tournée en France à la suite de la sortie de Banshee. Ce fut une incroyable expérience et un très bon test pour nous ! Notre complémentarité est juste évidente : je suis une véritable tornade alors qu’il est bien plus posé. Il prend le temps des choses, de la réflexion. En fait, j’ai trouvé mon équilibre en le rencontrant. C’est essentiel et si rare. Tant de portes s’offrent à nous par les gens que nous croisons sur notre route. Être profondément soi-même aide à ouvrir la bonne.
Ma chanson préférée est Le Snitch. Les cloches, l’orgue et la basse nous transportent littéralement dans les seventies. Il s’agit d’une chanson emblématique dans laquelle ta voix introduit la même atmosphère que celle d’Amy Winehouse dans son titre You know I’m no good. Qui est ce Snitch influençant ton état d’esprit ? Que révèle-t-il ?
Kendra Morris : Très bonne question. Cette chanson parle des corps animés, les nôtres, et de toutes ces préoccupations qui font partie de nos vies, celles que l’on connaît, celles aussi qu’on ignore encore. Celles des autres pour finir, et ce sont ces dernières dont traite plus particulièrement la chanson. Chacun a ses affaires à gérer, ses problématiques à résoudre. J’ai écrit les paroles de ce titre à un moment de mon existence où j’étais trop souvent accaparée par les préoccupations des autres. J’étais finalement frustrée de passer toute mon énergie là-dedans au détriment de mes propres contraintes et objectifs.
Le Snitch désigne aussi celui qui va faire de la vie des autres sa propre vie. Ça va bien au-delà dans ce cas, car la personne devient une espèce de mouchard se servant de la vie des autres pour justifier la sienne, ses actes injustifiables, ses jugements sans discernement. C’est un sujet qui touche de nombreuses personnes. Quant aux sons et aux arrangements, ils ont été inspirés par tous les musiciens qui m’entourent. Ils se sentaient d’une manière ou d’une autre connectés au thème de la chanson.
Je suis très heureuse que la chanson te plaise autant : pour tout te dire, je l’ai écrite lors de ma première tournée en France en 2014. J’avais chanté à Rennes, Nancy, Lyon, Paris, Avignon, Toulouse… C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai ajouté le déterminant Le dans le titre du morceau. À chaque fois que je l’écoute, tous mes souvenirs de ces concerts français me reviennent ! Tout comme certaines odeurs nous renvoyant des années en arrière lorsque nous les sentons au détour d’une rue, les chansons ont ce pouvoir de te faire ressentir à nouveau ton passé instinctivement, précisément, intensément.
Kendra Morris : site officiel