Vous laisserez une oreille s’égarer dans les méandres de rues que vous pensez connaître. Celle-ci s’accrochera finalement à une voix. Au départ, vous croirez qu’elle vient de l’intérieur. Vos sens seront en émoi dans ce brouhaha où se mêlent les cris des marchands, les discussions des gens et les rires des enfants. Mais votre oreille ne sera pas dupe. Une main invisible finira par la tirer jusqu’à ses origines. Derrière les silhouettes rassemblées, vous entendrez sa lumière tout comme sa musique. Vous verrez la voix d’Antoinette, fille de l’image et gardienne du poète.
Bonjour Antoinette et merci d’avoir accepté cette interview. Nous nous sommes rencontrés il y a quelques jours dans une rue de Toulouse. Tu chantais Le vent nous portera de Noir Désir accompagnée de ta seule guitare. Ta voix m’a paralysé : j’ai eu le frisson. C’était impossible pour moi de ne pas venir te dire bonjour. Impossible de ne pas chercher à en apprendre un peu plus sur toi. Avant de te poser ma première question, j’aimerais commencer par une citation de Périclès, grand stratège et homme d’état athénien dans la Grèce antique. « Il n’est point de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage. » Que t’évoque cette citation ?
Antoinette Cremona : Bonjour et merci tout d’abord à toi aussi pour cette rencontre, c’est un vrai plaisir pour moi d’être ici. Merci également pour tes compliments concernant ma voix qui me touchent beaucoup. Tu vois juste en faisant référence à cette citation. Elle me correspond bien. Elle pointe quelque chose qui m’est chère : la liberté d’expression. Et plus globalement, la liberté. Il faut oser se saisir de sa liberté. Il faut que chacun de nous se la réapproprie aidé de son caractère, que chacun de nous se surpasse dans ce sens.
Tu dis qu’il faut se réapproprier sa liberté : suggères-tu que nous l’avons perdue ?
Antoinette Cremona : Je pense en tous les cas qu’il existe beaucoup de choses qui peuvent nous faire perdre cette liberté. Comme la situation économique difficile et les pressions que nous subissons au quotidien. En parallèle, nous pouvons perdre nos envies, nos passions, notre liberté de choix quant à notre parcours professionnel. Cela finit par nous faire perdre la confiance et l’estime de nous-même. Et par conséquent, notre liberté d’agir et de penser. Se réapproprier sa liberté, c’est se réapproprier avant tout l’écoute de soi et faire en sorte de ne pas céder à la panique. Personnellement, j’ai retrouvé ma liberté grâce à la musique. En outre, c’est pour ma liberté que j’ai choisi la rue. Je suis libre de jouer où je veux, quand je veux. Jouer dans la rue est un privilège incroyable au-delà d’être du courage. C’est une vraie liberté.
Qui es-tu Antoinette ?
Antoinette Cremona : Je suis originaire de Strasbourg, j’ai quarante-six ans. Je vais bientôt emménager sur Toulouse, et j’ai suivi au départ une formation de plasticienne. Depuis plusieurs années, je suis également comédienne et marionnettiste. Ce sont mes premiers métiers. Avec ma troupe, nous avons déjà fait plusieurs spectacles en France dans des théâtres, des festivals, mais aussi dans la rue.
Lorsque tu évoques les marionnettes, je pense tout de suite à deux villes : Lyon et Charleville-Mézières.
Antoinette Cremona : Et oui bien sûr ! Guignol a une forte emprise sur Lyon. Quant à Charleville, au-delà de la proximité de Strasbourg avec cette ville, j’ai une grande affection pour le festival des marionnettes et le public. Les gens sont très engagés dans ce festival et très chaleureux. Ils participent activement à son organisation, sa préparation, son déroulement. On sent très clairement leur fierté ainsi que leur ouverture. C’est très beau de ressentir cette unité s’exprimer durant un tel évènement.
As-tu un souvenir particulier du festival des marionnettes de Charleville-Mézières que tu souhaiterais partager ?
Antoinette Cremona : Je me souviens d’une cour dans laquelle nous nous produisions tous les jours. Cette cour était entourée d’immeubles, le décor n’était pas très avenant. Mais au fil des jours, les gens ont commencé à regarder le spectacle de leurs fenêtres. Certains nous ont offert les cafés et les croissants pour le petit-déjeuner. D’autres nous invitaient le soir pour l’apéritif. Chaque jour, nous allions dans un appartement différent ! Je me souviens aussi de leur hospitalité lorsque nous avions besoin d’être hébergés : nous avions eu un problème avec notre location sur place et un habitant nous a immédiatement proposé de dormir dans l’appartement de ses enfants qui étaient absents ! C’était chouette.
Depuis quand fais-tu de la musique ?
Antoinette Cremona : Cela va faire cinq ans que je pratique intensivement la musique et que je me produis régulièrement dans la rue. J’ai pu me tester et expérimenter pleinement ce partage dont je te parlais avec les gens. J’ai aujourd’hui l’envie d’aller plus loin. Je souhaite composer mes propres chansons, trouver des musiciens et enregistrer un premier album.
Quelles sont les villes que tu as déjà visitées pour t’y produire dans la rue ?
Antoinette Cremona : Je prends toujours ma guitare lorsque je pars avec ma troupe pour nos spectacles de marionnettes. Du coup, j’ai déjà joué dans pas mal de villes françaises : Charleville, Strasbourg et Toulouse donc, mais aussi Metz, Nancy, Montpellier, Nîmes, Bordeaux, Bayonne, Biarritz, Clermont-Ferrand, Nantes, Rennes, Paris, Lyon. Je dois en oublier certaines. Sans parler des villages que j’ai traversés. Je suis également allée en Espagne, en Angleterre, en Italie, en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne.
De quoi rêvait la petite fille que tu étais ? Ta vie d’aujourd’hui correspond-elle à celle qu’elle imaginait ?
Antoinette Cremona : Je pense que oui, dans la mesure où ma réalité dépasse ce dont elle rêvait. J’aimais déjà beaucoup la musique lorsque j’avais six ans, je chantonnais. Nous vivions avec mes parents dans une maison typique d’Italie. J’écoutais beaucoup de variété italienne des années 70. Mais aussi ABBA, Pink Floyd, ACDC, grâce à mes frères. Pavlov’s Dog : j’étais à chaque fois épatée par la voix du chanteur David Surkamp ! La télévision m’a fait découvrir Queen. Mais ma première révélation, ce fut à l’Opéra de Metz avec la douzième symphonie de Beethoven. Quelque chose de très fort s’est produit avec la musique ce jour-là. C’est cette diversité des genres qui m’anime lorsque je compose. Je me laisse guider par ma sensibilité et celle de la petite fille toujours en moi. Elle pouvait aussi être sauvage parfois ! (rires) En fait, cette petite fille souhaitait avant tout que je la maintienne en vie avec toute sa fraîcheur, au-delà de mon rêve de musique.
Ce caractère parfois sauvage que tu évoques comportait-il aussi déjà à l’époque une volonté de se révolter, de revendiquer quelque chose ?
Antoinette Cremona : Oui. Cela rejoint la thématique de la liberté que nous abordions tout à l’heure ainsi que la force de l’influence du groupe. Je ne me suis jamais pliée à l’avis général lorsque je n’étais pas d’accord, et c’est dire si le poids du nombre peut être difficile à contenir parfois ! Par conséquent, la confiance que j’ai en cette petite voix a grandi au fil du temps. Je sens que c’est ce qui me préserve de l’enfermement des formats. Je ne suis pas contre tous les formats, mais lorsque certains deviennent trop étouffants, je le ressens de manière très instinctive. Aussi, pour ma survie personnelle, cette facette sauvage de mon caractère joue le rôle de signal d’alarme.
Avoir le courage d’être à l’écoute de soi, de ses émotions, pour avoir le courage de sa liberté : ce que tu partageais tout à l’heure après la citation de Périclès…
Antoinette Cremona : Oui. Et la rue est dans cette perspective la meilleure enseignante qui puisse exister. Les préjugés tiennent une grande place dans notre société. Celui qui affirme que la consommation de masse grignote les esprits en est un. Mais il en existe bien d’autres, des phrases toutes faites qu’on nous assène en permanence et dans tous les sens. Pourtant, j’ai observé à de très nombreuses reprises que les gens sont prêts à se réveiller.
« Je suis libre de jouer où je veux, quand je veux : jouer dans la rue est un privilège incroyable au-delà d’être du courage. C’est une vraie liberté »
Pourquoi dans ce cas ne se réveillent-ils pas d’après toi ?
Antoinette Cremona : Je pense qu’il manque un vrai porte-parole. Je crois que beaucoup de gens se sentent isolés dans ce qu’ils pensent. C’est ce que cherchent à nous faire croire les hommes politiques, les médias. C’est tout à leur avantage : ne dit-on pas diviser pour mieux régner ? Dans la rue, beaucoup de gens viennent me parler et s’étonnent qu’il n’y ait pas plus de gens qui s’arrêtent tout comme eux. Je les rassure à chaque fois en leur disant qu’ils sont plus nombreux qu’ils ne le croient et qu’ils ne sont pas seuls. Il faut peu de choses pour que l’étincelle se produise. La seule consommation que l’on offre aux gens n’efface pas leur sensibilité, bien au contraire. Ils ont envie d’autre chose.
Au-delà de ce porte-parole dont tu parles, des espoirs des gens, il y a ce liant que tu incarnes en jouant de la guitare et en chantant comme tu le fais dans la rue. Tu évoquais tout à l’heure ton goût pour les voix hors-norme ainsi que pour des genres musicaux très variés depuis ton enfance. Comment expliques-tu ta faculté à conférer cette justesse de sens aux textes de Noir Désir, de Piaf ou de the Lumineers que tu interprètes ?
Antoinette Cremona : La musique accompagne les mots. Les mots racontent une histoire. Son interprétation est une comédie. Je prends du temps pour travailler les textes, peser chaque mot. La musique permet de transmettre un message de manière plus efficace selon moi, presque de façon subliminale. Elle porte ce message jusqu’à l’inconscient des gens. À travers l’expression d’émotions dans lesquelles ils se reconnaissent. C’est comme si la musique nettoyait l’espace pour laisser la place aux mots. Ce qui est étrange, c’est que je préfère les mots en musique qu’au théâtre. Je trouve que la tonalité d’une voix et les instruments adoucissent les mots en les rendant plus accessibles. Et peu importe la langue : la musique est universelle. Je l’ai observé en chantant français en Espagne : même si le public ne comprend pas, il est sensible à autre chose.
Comment abordes-tu le mot dans les premières compositions que tu rendras bientôt publiques ?
Antoinette Cremona : Ce qui est bizarre lorsque je commence à écrire les paroles d’une chanson, c’est que ce sont des mots anglais ou espagnols qui me viennent en tout premier lieu. Les mots français sont pour le moment plus difficiles à sortir pour moi du fait notamment de ma culture musicale plus méditerranéenne et anglophone, mais aussi du fait que le « grain » du mot français soit moins évident à mesurer et à maîtriser. Je suis admirative de Nina Simone pour sa capacité à inclure autant de nuances dans une seule et unique phrase chantée. Cela m’amène à m’interroger sur la perspective de la chanson à texte et le modèle que je souhaite employer : celui d’une simple phrase exprimée de quarante manières différentes, ou celui de Brassens glorifiant le mot français en le valorisant comme il le faisait ? Le plus important je crois reste finalement le respect de ses désirs.
Et quels sont tes désirs lorsque tu composes ?
Antoinette Cremona : Ce n’est pas le mot que je désire au départ en tous les cas. Ma formation de plasticienne m’a offert la culture de l’image. Que ce soit dans la mise en scène de mes spectacles ou pour la musique, c’est l’image qui me vient à l’esprit. Par conséquent, mon objectif est de retranscrire cette image, ces univers, par la parole et par la musique. Il est aussi de créer des sensations car j’ai ce désir de créer des atmosphères sans trop en dire. J’ai envie de laisser toute sa place à l’imaginaire.
Quels seront les thèmes phares que tu nous feras découvrir dans tes prochaines et premières compositions ?
Antoinette Cremona : Respirer ! Ouvrir les fenêtres a été la première image à avoir surgi dans mon imaginaire au moment d’écrire une première chanson sur ce sujet. Puis le mot Breath a suivi et s’est imposé. J’évoque aussi dans un autre morceau que j’ai intitulé Hasta cuando le thème de l’attente dans le sens de l’espérance sur des sonorités très espagnoles cette fois-ci. Il invite à ne pas perdre le cap quoiqu’il en coûte. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de partager ces chansons dans la rue : j’ai été très heureuse des retours que j’ai pu avoir, ils m’encouragent à persévérer.
As-tu déjà une date de sortie à nous communiquer pour un premier EP, un premier album ?
Antoinette Cremona : J’espère pour l’automne prochain. Mais si je connais bien le monde du théâtre, je connais moins celui de la musique. De plus, j’aimerais travailler avec des gens qui comprennent et qui respectent ma personnalité. Comme un metteur en scène qui serait capable de s’imprégner de ce que je suis, de mon message et des attentes des gens pour m’accompagner dans l’expression de mes musiques, leurs arrangements et leur production. Je n’ai pas envie qu’on prenne mon univers pour le plaquer sur un autre qui ne me correspondrait pas. Du coup, ma recherche n’est pas aisée ! (rires) Mais je continue avec en mémoire toutes celles et tous ceux qui ont croisé ma route pour qu’ils retrouvent celle qu’ils ont appréciée en l’écoutant un jour dans la rue.
Antoinette : Facebook | YouTube | Crédits photos : Martela Molucas Miralles