Emily Loizeau se produisait vendredi au Festival des Voix organisé pour la vingtième année consécutive à Moissac. J’ai eu le plaisir de pouvoir échanger quelques instants avec elle. Si j’ai été charmé par sa simplicité et sa générosité, j’ai surtout pu entrevoir la femme derrière l’artiste singulière qu’elle est devenue. Une femme sincère, engagée, laissant toute sa démarche artistique s’imprégner de ce qu’elle a toujours été, vécu, ressenti, rêvé. Sans artifice.
Bonjour Emily, et merci d’avoir accepté cette interview. Je suis très ému de te rencontrer aujourd’hui à quelques heures de ton concert. Celui-ci et ceux à venir, notamment aux Francofolies de la Rochelle le mois prochain, succèdent à la sortie début mai de ton quatrième album intitulé Mona. Comme tes précédents opus, celui-ci m’a envoûté par sa justesse émotionnelle, sa mélancolie et son réalisme. Avant cela, actualité oblige et parce que tu as des origines anglaises de par ta maman : qu’aurais-tu voté au référendum organisé en Angleterre sur la sortie ou le maintien du pays dans l’UE ? Que penses-tu de l’issue du scrutin révélée ce matin par les journaux ?
J’aurais bien évidemment voté pour le maintien. Je suis très triste de cette finalité qui est très grave selon moi. Je crois que nos politiques sont fortement responsables. L’Europe a été construite suite à la seconde guerre mondiale avec un idéal humain, humaniste, politique, de solidarité également face à la barbarie. C’est difficile de percevoir la volonté de nos dirigeants de suivre cet idéal-là et celle de la Commission Européenne de veiller à ce qu’ils y soient fidèles. Je peux donc entendre qu’on puisse parfois douter, même si je ne crois pas que ce soit pour ces raisons-là. En même temps, qui sommes-nous seuls face aux guerres, aux problèmes économiques, sociaux et écologiques ? Si je crois que l’Europe aujourd’hui n’est pas parfaite, si la Commission Européenne me semble verrouillée et gouvernée par des choses contre lesquelles on ne peut rien à l’instar des grands lobbys, des grands groupes industriels ; si l’Europe a du mal à accueillir les gens qui sont en détresse, alors il faut que nous nous retrouvions tous en ensemble pour lutter afin qu’elle soit plus à notre image. Si ce n’est à la nôtre, puisqu’il est compliqué en ce moment de savoir ce qu’est notre image, à l’image en tous les cas de ce pourquoi l’Europe a été construite. Il faut lutter ensemble pour initier un bras de fer avec cette Commission et faire en sorte que l’Europe ait cette envergure, cette noblesse-là. Le repli sur soi n’est pas une solution, cela n’en est jamais une. Je crois surtout que l’absence d’éthique de nos dirigeants européens a cédé sa place au populisme, à l’extrémisme et à un discours qui ne veut rien dire, étriqué, ayant pour objectif ce repli sur nous-mêmes, et certainement pas plus d’équité. C’est triste. Je suis très triste aujourd’hui, mais je suis convaincue que demain est un autre jour et qu’il faut désormais élire des gens qui vont justement se battre pour une autre Europe.
On sent beaucoup d’émotion chez toi lorsque tu réponds à cette question…
Oui. Je suis très émue en ce moment par l’actualité. Je suis très en colère et très triste de l’état de la politique en France, en Europe, dans le monde. Et bien sûr que l’annonce des résultats du référendum organisé au Royaume-Uni ne contribue pas à me rassurer. Mais j’ai plus que jamais envie de me battre. Je crois qu’il s’agit maintenant d’éduquer nos enfants afin qu’ils réparent nos conneries. Il va falloir travailler aussi à fabriquer les clefs pour qu’ils puissent le faire. Il faut se mettre au boulot ! Plus ça va, plus j’ai l’impression qu’il est impossible que les citoyens que nous sommes ne passent pas à l’action. Il faut se réveiller et prendre conscience que nous ne pouvons pas nous extraire du monde, ni des nombreux conflits qui nous entourent, ni des problèmes climatiques qui vont continuer à grandir.
Tu évoquais dans une récente interview la porosité existant dans l’écriture et la composition de Mona avec les attaques terroristes ayant eu lieu en France l’année dernière. Au-delà du constat, au-delà de ces tragédies, quel est ton ressenti en tant qu’artiste quant aux impacts de ces actes de haine sur ta liberté de création et d’expression ?
Il faut absolument lutter pour préserver notre liberté d’expression et rester debout. Je continue à me sentir très libre dans mon pays malgré ce qui nous a frappés. Je crois que les gens qui s’échouent sur nos plages le sont moins. J’ai donc scrupule à dire que je me sentirais menacée dans ma liberté d’expression et de vivre parce que je crois que mon pays n’est pas en guerre. Ce n’est pas vrai. Alors que la Syrie elle, l’est.
Pourtant, il y a eu des dizaines de morts d’innocents à Paris…
Bien sûr. Il y en a des milliers, des milliers, et des milliers. Ce n’est pas pour ignorer ce qui s’est passé à Paris, notamment au Bataclan. Le Bataclan, c’est le lieu où mes amis travaillent, où ils jouent, où je vais assister à des concerts. Je connais des gens proches de moi qui ont failli y rester, je ne peux même pas décrire ce que cela a provoqué en moi. Pour Charlie, c’est pareil. Mais nous ne pouvons pas dire que notre pays est en guerre, cela n’a rien à voir. Nous avons subi quelque chose de terrible mais il y a des enfants, des familles entières qui fuient aujourd’hui des conflits réels. Il y a des enfants qui meurent sur nos plages parce qu’on les laisse embarquer de façon éhontée dans des bateaux de fortune. Mona a été en effet poreux à tout ça. Aux attentats, à notre incapacité à être courageux et à dire : on ne va pas laisser ça se passer. On ne va pas être électoraliste et essayer de satisfaire tout le monde en prenant des décisions visant seulement à être réélu. Au contraire, on va prendre une décision historique et envoyer des avions, des bateaux, que sais-je… Je ne fais pas de politique. Mais on va accueillir ces gens, on va les aider ! C’est notre devoir d’être humain. Oui, les attentats que nous avons subis en France ont été une vraie décharge électrique pour tout le pays.
Que reste-t-il de Charlie plus d’un an et demi après ? Comment le ressens-tu ?
Je crois que nous avons été atteints dans notre chair. Nous avons pris conscience que quelque chose de grave était en train de se dérouler. Et j’ai l’impression qu’il y a eu un réveil citoyen assez fort qui a contribué à ce qui se passe en ce moment et ce qui s’exprime notamment à travers le mouvement Nuit debout. J’ai fait récemment un concert pour le GISTI s’occupant entre autres des droits des demandeurs d’asile. L’un de ses responsables m’a dit que c’était la première année qu’il y avait eu autant de demandes spontanées de la part d’artistes afin d’organiser des concerts en faveur de leur groupe. Dans l’obscurité des évènements qui nous ont frappés, il faut quand même trouver un peu de lumière. Et cet élément est l’un de ceux très positifs rendant compte de cette prise de conscience.
Tu fêtes cette année tes quinze années de carrière musicale…
La vache ! Fallait pas me dire ça ! (rires)
Et pourtant, tu n’as pas pris une ride !
Mon premier album est sorti en 2006 en plus !
C’est vrai, mais tu as décidé de te lancer complètement dans la musique en 2001…
Oui bon d’accord, c’est vrai… Mais ça ne regarde personne ! (rires)
Moi je le sais (rires)
Bon ok j’abandonne… (rires)
Ton amour du théâtre ne t’a jamais quitté, rappelons que tu avais fait trois ans de théâtre avant de choisir la musique. On le ressent dans l’interprétation de tes chansons. Il se matérialise également dans certains de tes choix de collaboration, notamment en 2007 avec le groupe Dionysos, puisque Mathias Malzieu te propose d’incarner le Docteur Madeleine dans son album concept La mécanique du cœur, adapté au cinéma en 2013 par Luc Besson. Depuis 2014, tu es en résidence artistique au Centquatre à Paris où tu as notamment présenté Mona. Quelles sont ces choses que le théâtre te permet d’exprimer contrairement à la musique ?
Le Centquatre m’a offert la possibilité de disposer d’un lieu laboratoire dans lequel j’allais pouvoir renouveler le sang de l’écriture d’un disque. J’avais envie de mettre de l’oxygène dans tout ça et de repartir autrement dans le geste d’écriture afin que la musique soit écrite pour nourrir une narration. Partir d’une histoire, et que les chansons aient une dimension utile. Autrement dit, dans cette histoire qui va s’écrire sur scène, il y a un moment où l’on a besoin de respirer, puis que l’intensité remonte, puis que le personnage se mette à chanter plutôt que de dire. Cela met dans une autre urgence, un autre rapport moins nombriliste peut-être. Ce n’est pas mieux ni moins bien, c’est simplement différent. J’avais très envie de vivre ça comme ça, de renouer avec le théâtre. Cela m’a permis d’explorer la scène en 3D en allant plus loin dans la scénographie, dans la géographie d’une scène. En concert, on se retrouve en effet souvent dans une forme qui doit se plier et se déplier rapidement. J’avais également l’envie de travailler transversalement avec des gens d’autres horizons : des comédiens, des metteurs en scène, des vidéastes, des scénographes, des danseurs… Ça a été une manière de confronter mon langage à d’autres. Ça a été passionnant et c’est quelque chose que je n’ai surtout pas envie d’arrêter tellement cela constitue un terrain de jeu incroyable.
« Nous pouvons tous à un moment donné pencher plus d’un côté que de l’autre. Ce déséquilibre peut dormir, il peut se réveiller. Certains évènements de vie peuvent soudainement provoquer des choses. Le déséquilibre fait partie du fait d’être vivant. »
Mona conte une histoire originale qui s’articule autour de deux récits s’appuyant sur ton vécu. Le premier est un écho à celui de ton grand-père maternel et décrit un marin anglais dont le bateau est coulé par les Allemands pendant la guerre (Sombre printemps, Bless our ship). Le second est celui d’un bébé qui s’appelle Mona et qui naît à l’âge de 73 ans. Cet enfant est atteint de potomanie, une trouble psychiatrique le poussant à boire de l’eau jusqu’à en mourir. Faisant écho au film de David Fincher sorti en 2009, L’étrange histoire de Benjamin Button, ce second récit rend également hommage à ta maman, Eliza, décédée des suites de ces propres troubles psychiatriques. Tu l’as accompagnée jusqu’à ses derniers instants, tu as par conséquent agi avec elle comme elle le faisait avec toi lorsque tu étais enfant. Comme une maman. Au-delà de partager l’inversion des rôles qui s’est opérée dans ta réalité avec ta maman, au-delà des difficultés que tu as rencontrées en tant qu’aidant et que tu exprimes dans les morceaux Docteur G et Who is on the phone, quel autre message sur toi-même souhaitais-tu partager en endossant le rôle de la mère de Mona ?
(silence) Je ne sais pas, je pense qu’il faudrait que j’aille voir un psy pour le comprendre… Curieusement, ce disque raconte une histoire très intime que j’ai absolument voulu transformer en fable fantastique et absurde : j’ai presque l’impression aujourd’hui que les personnages sont complètement extérieurs à moi-même. C’est peut-être ce qui me permet d’en parler de manière si dégagée. Je ne savais pas comment j’allais en parler car ma maman était encore en vie lorsque j’ai écrit tout ça. Elle est morte le jour de la dernière représentation de Mona au Centquatre. Du coup, ne pas en parler devenait presque gênant, en effet, outre le fait que cela aurait été une manière vide de sens de raconter cette musique et cette histoire, c’était une façon de valider davantage cette espèce de tabou qui existe dans notre société quant au déséquilibre psychique. C’est très compliqué d’accompagner quelqu’un qui est atteint de cette maladie, la psychose. Je pense que ça l’est bien plus pour celui qui en est atteint. Tout le monde est désemparé : les proches, les médecins, les hôpitaux qui manquent de moyens, les institutions. Parce que ça gêne, parce que ça dérange. Il y a une sorte de silence autour de tout ça. Par conséquent, ne pas en parler aurait été une façon de valider ça. Je me suis dit que ce serait un bon moyen pour rendre hommage à ce parcours, au fait que le déséquilibre psychique fait partie de nous tous je crois. Nous pouvons tous à un moment donné pencher plus d’un côté que de l’autre. Ce déséquilibre peut dormir, il peut se réveiller. Certains évènements de vie peuvent soudainement provoquer des choses. Le déséquilibre fait partie du fait d’être vivant. Il y a énormément de vie, mais aussi de drôlerie, d’absurdité, de poésie. Ce n’est pas quelque chose que je place sur un piédestal car je crois que le déséquilibre est synonyme de beaucoup de souffrance avant tout. Mais on lui concède une place très déshumanisée, anesthésiée, cachée. Par manque de moyens sans doute aussi…
Beaucoup de gens découvrent eux-mêmes tout ça lorsqu’ils sont eux-mêmes atteints ou lorsqu’un de leurs proches l’est. Serait-ce aussi selon toi par ignorance que la société concède cette place déshumanisée à la maladie, peu importe sa forme ?
Oui. Ce ne sont pas des situations faciles, elles sont même très violentes. On a besoin d’être accompagné dans ces cas-là. En tant que proche, on a besoin d’être guidé. On a besoin de ne pas être forcé de placer la personne qu’on aime dans une institution qui va l’isoler de tout ou presque. Parce que parfois, ces patients sont des gens qui sont énormément dans la vie malgré tout et qui souhaitent conserver une autonomie. Mais cette autonomie ne peut pas être offerte s’il n’y a pas d’accompagnement. Et cet accompagnement est très compliqué à trouver. Je crois qu’en parler au travers de Mona me permet aussi de dire quelque chose de ça. Le but n’est pas d’écrire une thèse sur le sujet ni de jeter la pierre à qui que ce soit. Mon but est juste d’ouvrir cette fenêtre et de montrer que cela existe. De ne pas rester dans le silence. De ne pas rester dans cette perspective morbide, difficile, noire telle qu’elle à pu l’être et d’en faire quelque chose de lumineux à travers un acte créatif qui le soit aussi et qui ne débouche pas sur du vide.
« Je suis vieille de huit semaines et j’aimerais mourir demain » : le dernier morceau de Mona, 8 Weeks Old, nous transporte dans sa descente aux enfers et son envie d’en finir. Tu as déclaré dans une précédente interview : « Ce ne sont pas les réponses qui sont intéressantes, mais les questions ». Mais s’il n’existe aucune réponse que l’on puisse apporter à cet état de détresse, quelles seraient alors les questions que l’on pourrait se poser mise à part celle-ci ?
(silence) Les questions que j’ai eu envie de poser font partie de mes obsessions : que transmet-on ? Que reçoit-on de ceux qui nous précèdent ? Que transmet-on sans le savoir, malgré soi ? Le parallèle que j’ai fait dans Mona, entre l’histoire de mon grand-père et celle de ma mère, est très métaphorique. La première raconte l’histoire d’un marin qui embarque à vingt-cinq sur un bateau de la Royal Navy pour défendre son pays et l’Europe contre la barbarie nazie. Le bateau est coulé au large de la Crête par les Allemands et mon grand-père survit à ce naufrage. Au moment où il croyait qu’il allait mourir, ma grand-mère était sur le point de donner naissance à ma mère. Et l’histoire de ma mère a elle aussi été un naufrage. Sa vie a malgré tout été très solaire car elle a été une maman formidable qui m’a transmis énormément de choses. Pourtant, elle a progressivement sombré dans des eaux profondes et bien noires. Cette concomitance entre ces deux naufrages a toujours constitué en elle-même une question pour moi. Et cela en pose une autre je crois, en rapport avec ce que nous évoquions tout à l’heure sur l’actualité : quel impact un fait historique traumatisant a-t-il sur un être, sur son intimité, sur sa psyché ? Quelle part de cette empreinte va ricocher puis se propager en lui ainsi que dans les générations suivantes ? Une guerre comme celle que mon grand-père a pu vivre provoque des ondes. C’est ce que je me dis. Sur lui, sur ses proches, sa famille, sa descendance. Et quand je lis dans les journaux qu’il existe sur une île en Grèce un camp de réfugiés où les bébés sont rationnés à raison d’un quart de leurs besoins journaliers réels parce que les mères ne peuvent plus allaiter à cause du stress, je m’interroge : quels enfants puis quels adultes ces bébés vont-ils devenir ? Que vont-ils porter en eux d’incompréhension, de haine ? Quelles bombes humaines vont-ils devenir ? A-t-on conscience de ce que nous sommes en train de créer ? Je pense que finalement, tout ça est très lié. Et curieusement, ce bébé dans Mona naît alors qu’il a soixante-treize ans : cela correspond à l’âge de la dernière guerre mondiale.
« J’avance seule dans le brouillard, c’est décidé ça y est je pars, je m’en vais à l’autre bout du monde » : au-delà du premier abord romanesque de cette chanson incontournable de ton répertoire, on pourrait aujourd’hui y percevoir un sens caché. D’où ma dernière question Emily : ton ici et ton autre bout du monde font-ils finalement Une aujourd’hui ?
Je crois que mon autre bout du monde a toujours été une rêverie. Cette chanson parlait du deuil que je faisais suite à la mort de mon papa. J’ai toujours utilisé le rêve, l’allégorie, le conte, comme des échappées pour y mettre tout un tas de choses bien trop réelles, parfois bien trop noires, parfois inavouables de colère et d’insolence, donc racontées avec l’air de rien d’un enfant. J’ai toujours utilisé ce langage-là. Donc oui, je crois qu’il est là mon autre bout du monde. Et puis, l’autre bout du monde, c’est aussi la mort. C’est cette angoisse qu’un jour, c’est ton jour. Quoiqu’il en soit, la perte de mes parents et les évènements connectés à leur disparition définissent aussi la personne que je suis aujourd’hui. Nous sommes tous faits de ça. La maladie de ma maman, sa folie punk et neurasthénique, tout ce chemin font celle que je suis aujourd’hui. J’en suis fière et j’avais aussi envie de dire ça dans Mona. Il faut faire de ces drames de la lumière. Parce que la vie fait mal et qu’on ne peut éviter ses piqûres. Ces évènements-là nous font comprendre qui nous sommes, nous renforcent, et nous enseignent la voie de la vraie joie, celle qui dépasse même le fait que nous y passons tous un jour. C’est parce qu’on accueille notre mort prochaine et sa réalité que l’on accueille la vie.
Merci, Mademoiselle Loizeau. On retrouve toute votre actualité sur votre site officiel. En attendant, il me tarde de vous écouter tout à l’heure sur la scène du Hall de Paris du Festival des Voix de Moissac.