Les Clandestines offrent leurs voix, leurs mouvements, les lignes des ombres de leurs silhouettes à la lumière de l’Abbaye Saint-Pierre. Elles invoquent un passé et un futur qui ne demandent qu’à être enfin réunis. Dans l’écrin du festival des Voix de Moissac, leur vœu est enfin exaucé.
Entretien avec Anne Lemeunier, fondatrice/directrice de chant/coordinatrice artistique – Les Clandestines
& Jean-Mars Fuentes, directeur du festival des Voix/coordonnateur des affaires culturelles – Ville de Moissac
Bonjour Anne et merci d’avoir accepté cette interview qui se déroulera en compagnie du directeur du festival de Voix de Moissac, Jean-Marc Fuentes. Tu es l’une des neuf comédiennes du théâtre chanté les Clandestines, basé à Strasbourg. Vous créez des spectacles mêlant voix et scène que vous réalisez aussi bien en intérieur que dans les rues des villes dans lesquelles vous vous produisez, en France mais aussi à l’étranger. Vous vous produirez ce soir à Moissac pour les 20 ans du festival des Voix. Quand et comment vous êtes-vous rencontrées ?
J’ai eu l’initiative en 2000 de lancer ce projet. En parallèle du théâtre pur que je pratiquais déjà, j’avais envie de chanter en transmettant notamment des chants italiens. Je les avais appris lors d’un stage bouleversant avec Giovanna Marini qui est une grande dame du renouveau de la musique populaire en Italie. J’ai donc entamé mes recherches pour trouver des partenaires souhaitant se joindre au projet à raison d’une fois par semaine. Un petit groupe s’est formé : curieusement, il n’était constitué que de femmes alors que je n’avais pas précisé que cela devait l’être. Le groupe s’est stabilisé, et au bout de quelques mois, nous avons toutes réalisé que ce que nous faisions nous passionnait et qu’il existait un potentiel. Nous avons ainsi commencé à nous produire très modestement via des petites performances à droite et à gauche. Puis au bout de trois ans, nous nous sommes senties prêtes à monter notre premier spectacle. Et ça fait seize désormais que nous nous connaissons !
Votre démarche artistique mêlant musique et scénographie s’inscrit dans une perspective très contemporaine. Comment avez-vous l’habitude de travailler ?
Au départ, nous sommes toutes comédiennes. Nous avons fait notre chemin de chant ensemble en tant que collectif, mais également individuellement à travers des cours, des études et des recherches personnelles. Nous sommes toutes animées par le désir de porter les chants dans l’espace de façon très directe avec le public. Les scénographies sont en réalité très légères. Ce qui sculpte le mouvement entre nous, ce sont les perspectives, les lignes et le rapport avec le public. Cela rend l’espace lisible.
Depuis cinq ans, vous vous êtes associées avec le musicien Vincent Posty afin de chercher « le son juste ». Peux-tu m’en dire plus sur lui ? Qu’est le son juste pour vous ?
Vincent vient du jazz et des musiques improvisées. Il joue de la contrebasse, de la basse et de la guitare. Le bon son est celui du groupe. Celui qui permet d’explorer les confins des morceaux traditionnels italiens, et ce, même si aucune de nous n’est italienne à la base. Le bon son, c’est ce que j’appelle la patte des voix, impliquant une écoute singulière.
Un autre musicien a rejoint récemment votre collectif en la personne de Mathieu Goust. Il est batteur et vous accompagne dans la création de Boots and Roots. D’où vient Mathieu ? Quel est ce nouveau projet ?
Mathieu nous accompagne dans notre spectacle italien VIA ! qui est un concert en mouvements. Nous l’interpréterons d’ailleurs ce soir pour le festival des Voix. Boots and Roots quant à lui est un spectacle que nous avons créé plus récemment en 2015, nous l’interpréterons demain. Pour ce projet, nous avons changé complètement d’univers. Après deux premiers spectacles consacrés aux chants traditionnels italiens, nous sommes parties en quête des racines de la musique américaine. Celle-ci a une histoire très complexe et l’un de ses principaux creusets se situe dans le sud-est des États-Unis. On y retrouve les musiques blanches venant d’Europe, la country aussi, mais également toutes les musiques noires. Elles se mélangent, se contredisent, et s’enrichissent les unes et les autres.
Neuf femmes qui s’adjoignent les services des hommes, ce n’est pas très commun. Existe-t-il une volonté de revendiquer certaines valeurs liées notamment au féminisme ?
Sans aller aux extrêmes, oui. Il existe une très grande complicité entre nos deux musiciens et nous. Parce que les voix sont féminines, il existe en effet cette volonté de porter la parole des femmes. Au-delà, je crois que nous portons également la voix de ces générations qui ont chanté ces mélodies dans la rue. Ils étaient interprétés par des hommes et des femmes qui n’avaient pas la parole, pas de pouvoir, pas d’argent. C’est pour cette raison que nous souhaitions être un minuscule écho d’eux en parallèle de cet hommage que nous souhaitions leur rendre.
Quel effet cela te fait-il de faire partie de la programmation 2016 du festival des Voix de Moissac, qui fête cette année ses vingt ans d’existence ?
Nous connaissons bien le festival depuis 2010. C’est la troisième fois que nous venons à Moissac pour nous produire, et c’est un vrai plaisir pour nous de pouvoir apporter notre pierre à l’édifice, si je puis le dire ainsi, dans ce lieu chargé d’histoire. Ce qui nous plaît énormément, c’est de servir l’architecture de la ville, de la mettre en valeur, de jouer avec elle. La pierre d’ici porte magnifiquement la voix. C’est un vrai cadeau d’être dans cet endroit pour y jouer ce soir. Nous n’avons pas à faire d’efforts pour nous faire entendre, juste à nous insérer pour faire corps avec l’architecture.
Nous allons en parler un peu plus longuement avec le directeur du festival des Voix de Moissac qui est aussi parmi nous aujourd’hui. Il s’agit de Jean-Marc Fuentes. Bonjour Jean-Marc et merci d’accueillir Skriber dans cette ville où la pierre fait vibrer certaines des plus belles voix de France et du monde. Claude Nougaro, Léo Ferré, Noa, Barbara Hendricks… Ils font partie de ces légendes ayant écrit l’histoire du festival des Voix depuis 1996. Quand avez-vous personnellement rejoint le festival ?
J’ai pris la direction du festival des Voix de Moissac il y a huit ans alors qu’il se déroulait encore sur les bords du Tarn. Une grande scène y était disposée, la fête se déroulait également dans des jardins privés. Les temps étaient durs financièrement, il y avait la nécessité grandissante de renouveler profondément le festival. Toute l’équipe a donc réfléchi dans ce sens et interroger les artisans, les commerçants, les habitants. Nombreux ont alors été ceux qui pointaient du doigt le manque d’impacts du festival sur la vie économique locale. De plus, la date du festival était trop proche de celle du 14 juillet et correspondait aux grands départs en vacances. Enfin, il était en concurrence directe avec le festival de jazz de Montauban et le festival Pause Guitare à Albi. Il fallait donc que nous nous remettions en question. J’ai donc proposé que nous changions de lieu pour valoriser le patrimoine dont dispose la ville de Moissac en recentrant le festival sur le périmètre abbatial, et que nous avancions sa date d’organisation annuelle de juillet à juin pour permettre notamment aux Moissagais et aux habitants des communes avoisinantes de prendre complètement part au festival. Nous avons aussi retravaillé la programmation musicale du festival en l’axant sur les musiques du monde.
Qui fut l’initiateur de ce festival en 1996 ?
Il s’agit de Germinal Clément. C’est lui qui était en poste à l’époque. Je le connais bien puisque lorsqu’il a quitté Moissac, ce fut pour aller s’installer non loin de là à Figeac, ville où je résidais moi-même. Il était mon directeur. Il était présent à l’inauguration une fois de plus cette année. Il s’est battu pendant près de trois ans avec la municipalité de Moissac pour que ce festival existe. Et voilà qu’il fête cette année ses vingt ans : c’est formidable !
Au-delà des partenaires institutionnels (l’association Moissac-Culture-Vibrations, la Mairie de Moissac, le Conseil Général du Tarn-et-Garonne, la région Midi-Pyrénées), le festival dispose-t-il de partenaires privés pour son financement ?
Le partenariat privé est de plus en plus difficile à convaincre même s’il devient progressivement la norme pour bon nombre de festivals. L’une des principales raisons est le retour sur l’investissement fait par chaque entreprise, considéré comme insuffisant sur le plan économique. C’est moins le cas lorsqu’il s’agit de participer au financement d’un évènement sportif. Cette année, l’équipe du festival a réussi à faire progresser sensiblement les financements des partenaires privés. Mais la situation demeure complexe surtout si l’on considère le maillage économique local de Moissac principalement constitué d’agriculteurs et qui ne dispose d’aucune grande entreprise. Malgré tout, les producteurs participent financièrement à hauteur de 20% du budget, ce qui n’est pas rien ! Il existe également une autre problématique quant à la concurrence du festival des Voix. Notre festival sort des sentiers battus et son organisation demeure en local. Or, tout autour de la ville, d’autres festivals bien plus grands existent et sont souvent rachetés par les producteurs afin qu’ils y produisent leurs propres artistes. Par conséquent, c’est parfois très compliqué voire impossible de programmer certains d’entre eux sur notre festival. Un festival qui ne cherche pas forcément à programmer des têtes d’affiche qui tournent partout en France pendant l’été, mais plutôt des artistes capables de s’accaparer les lieux, l’histoire, le patrimoine culturel et architectural de la ville pour adapter leur scénographie et leurs contraintes techniques à la pierre d’ici. Dans ce sens, toute l’équipe est toujours très fière lorsqu’un artiste exprime sa volonté pour venir jouer ici, dans l’enceinte de l’Abbaye Saint-Pierre. Barbara Hendricks que tu évoquais tout à l’heure est l’une de celle qui avait expressément demandé à se produire dans le cloître en 2010. Les Clandestines emmenées par Anne répondent également elles-aussi à nos attentes et savent mettre en lumière ces lieux magiques d’une manière vraiment très créative et poétique. En parallèle, de plus en plus de communes de l’intercommunalité souhaitent désormais avoir un rôle actif dans l’organisation du festival. Le festival de Voix porte vraiment bien son nom, car la voix ici a une teneur tout à fait essentielle au contact de la pierre.
Le festival se positionne une fois encore sous le signe du partage culturel et du métissage. En ces temps incertains ayant vu la concrétisation d’actes de terrorisme et de haine ayant fait des milliers de victimes depuis plusieurs années dans le monde, et en France, quelle réflexion s’est mise en place au sein des équipes en charge de l’organisation du festival pour répondre à cette réalité ?
C’est très difficile de répondre à cette question. Nous avons tous été très affectés par ce qui a pu se produire à Paris et ailleurs. Plusieurs cultures sont installées à Moissac depuis un certain nombre d’années. On se rend bien compte ici aussi, notamment lors des dernières élections, que les arguments de certaines politiques extrêmes commencent à rassembler plus d’habitants qu’avant. L’économie, le travail, le chômage, l’éducation sont autant de thématiques à considérer afin de comprendre le choix de ces gens. Je crois que le rôle d’un festival comme celui des Voix est de partager et de diffuser les valeurs du vivre-ensemble, la tolérance ; d’apporter la culture à tous, une culture venant de France et des quatre coins du globe. Cette année encore, trente-cinq spectacles sont accessibles à tous sans payer un billet à l’entrée, contre dix payants. En parallèle, nous travaillons énormément avec les scolaires et les associations locales : cette année, ce sont pas moins de deux cents élèves qui ont ainsi participé à l’organisation du festival et qui ont chanté sur scène. Nous sollicitons également les résidents des maisons de retraite et des EHPAD avec soixante-dix participants à l’organisation cette année, dont sept que nous avons également retrouvés sur scène. Enfin, le festival des Voix a convié l’une des représentantes de l’UNESCO en la personne de Rokia Traoré, militant notamment en faveur des droits des enfants dans le monde. Car notre patrimoine culturel local ne serait rien, je pense, sans la présence de ces artistes sachant raconter le leur.
Merci beaucoup Jean-Marc Fuentes pour cet échange, un grand merci également à toi Anne pour nous avoir permis de découvrir ce théâtre chanté et profondément inspirant, les Clandestines. Très bonne continuation !