Dans la cuisine de Chez ta Mère, au milieu des provisions et des légumes déjà en train de cuire pour le soir, je retrouve Wilfried Hildebrandt. L’auteur/compositeur/interprète contourne les mots et taquine les notes depuis plus de quinze ans maintenant. Pourtant, il est d’une simplicité déconcertante. Je ressens sa sensibilité à fleur de peau. Notre échange est celui de deux potes qui se retrouvent après plusieurs années d’absence.
Bonjour Wilfried, et merci de nous accorder ces quelques minutes avant ton live en solo ce soir Chez ta Mère, pour cette interview en dehors des clous.
Bonjour. Mais de rien.
Tu as l’habitude d’être en dehors des clous, n’est-ce pas ?
Je ne sais pas, je suis dans mes clous en tous les cas. Je me mets sans doute des petites barrières. C’est même certain en fait, me connaissant un peu.
Quel genre de barrières ?
Déjà, je suis un peureux. Mais je me soigne, façon de parler. Je suis quelqu’un de très timide depuis toujours. Et maintenant que j’ai des enfants, je ne veux pas qu’ils aient peur dans la vie. Je veux absolument qu’ils essayent plein de choses. Contrairement à moi, qui ne l’ai pas assez fait.
Pourtant, à la vue de ton parcours, on serait tenté de dire le contraire. Ça fait quinze ans que tu fais de la musique. Tu as suivi des études en anglais avant de commencer. Tu es d’ailleurs parti en Angleterre. Pour finalement revenir à la langue de Molière dans ton écriture et tes compos. Tu as croisé la route des Têtes Raides. Puis, tu as fondé ton groupe, Coup d’Marron.
Oui, ça s’est vraiment fait comme ça. En fait, j’avais rencontré les Têtes Raides juste avant de partir en Angleterre. Je faisais des études en anglais. La suite logique était d’aller me confronter à la langue et à la culture anglaise, même si je les côtoyais depuis tout petit. J’avais en effet des cousins anglais, accessoirement fans de The Cure, qui venaient souvent à la maison à La Rochelle. Et donc, je suis sur le point de partir en Angleterre, quand un truc inattendu me tombe dessus : je me rends compte que je passe mon temps à me demander ce qu’est ma culture, ce qu’est ma langue. Je comparais en permanence la culture anglaise à la culture française ! Malgré la proximité des deux pays et leurs nombreuses similitudes, il y a avait aussi selon moi beaucoup de différences entre les deux. Et c’est là que j’ai réalisé que je pouvais aussi écrire en français. Je n’étais pas du tout un littéraire jusque-là. Je faisais des études d’anglais parce qu’il n’y avait que ça qui m’intéressait. Le français n’était vraiment pas fait pour moi. Issu d’une famille d’ouvriers, on n’écoutait pas beaucoup de musique française à la maison, si ce n’est un peu de variété. Et je ne lisais pas du tout étant ado. Puis je me suis rendu compte que les mots m’appartenaient, à moi aussi. Qu’ils n’étaient pas réservés aux gens plus intellectuels que moi. J’avais quelques complexes, c’est certain. Un sentiment d’infériorité, des trucs à la con. Ces fameuses barrières que j’évoquais tout à l’heure. Mais au fur et à mesure, j’ai eu à l’esprit que je pouvais moi aussi manier les mots. Après tout, le français était ma langue maternelle, j’étais capable de la maîtriser comme tout le monde. J’avais fait ma vie avec elle. Si je voulais dire les choses les plus sincères, les plus crues, celles qui me correspondaient aussi le plus, c’était avec cette langue-là que cela se ferait. Ainsi, alors que je chantais seulement en anglais jusque-là – du fait notamment des artistes que j’écoutais à l’époque : The Beatles, Leonard Cohen, Neil Young – j’ai commencé à écrire, à composer, et à chanter en français. Et puis, j’ai rencontré ma femme, juste avant de partir. Du coup, entre notre relation naissante, ma rencontre avec les Têtes Raides, et toutes ces questions dans ma tête, je ne suis pas resté longtemps en Angleterre : un peu moins d’un an en fait.
Toutes ces questions que tu te posais il y a seize ans, en rapport avec ton identité française, ce droit à l’appropriation de la langue française, et ton choix d’employer cette dernière pour tes chansons, semblent toujours être d’actualité. Les médias usent énormément du terme « identité nationale » dans leurs journaux. Pour toi, celle-ci passe-t-elle par la langue française avant toute chose ?
Absolument. Je crois d’ailleurs que lorsque le débat a été soulevé il y a quelques années, l’un des principaux dénominateurs communs était déjà la langue. Au-delà, écrire en français me procure des sensations inimaginables. Je peux passer des après-midis entiers à écrire. Je voyage à fond dans ma tête ! En revanche, je ne suis pas quelqu’un qui écrira par besoin d’écrire, mais plutôt par besoin de chanter. J’écris bien plus comme un musicien, avec cette très grosse exigence que je m’impose quant à la sincérité, mais aussi l’implication du corps. Le but étant que mon fond s’exprime complètement.
Cela se sent énormément lorsque tu es sur scène en effet…
Oui, car je crois que la sincérité est l’engagement du corps. L’émotion aussi est l’engagement du corps, car il s’agit d’un mouvement du corps, une réaction à une situation donnée. J’ai toujours essayé de bosser avec ça, même si je n’en avais pas conscience au départ. Je me prenais Renaud, Mano Solo en pleine tronche lorsque j’avais vingt-deux ans, j’écrivais aussi sous influence. Ça a évolué par la suite, bien évidemment. Pour en arriver à aujourd’hui et à cette réalité que j’écris pour chanter des chansons.
On a coutume de dire que l’écriture est une échappatoire. Pourtant, tu affirmes que l’écriture te permet d’exprimer ton besoin de chanter. L’expression corporelle que tu adoptes sur scène afin de transmettre les émotions dépeintes dans tes morceaux ne serait-elle pas ta propre échappatoire finalement ?
Oui, mais pas de manière exclusive. Car je prends également un pied immense à faire une chanson chez moi dans mon salon. Quand je dis faire une chanson, il s’agit de trouver la mélodie, l’habiller, lui trouver son énergie, en imaginant les instruments. Depuis quelques années, je travaille exclusivement sur ordinateur. La mélodie, elle, me vient soit au volant, soit sous la douche, dans des situations où je ne suis justement pas en train de la chercher. Dès que cela se produit, je l’enregistre sur mon téléphone. J’ai ainsi de nombreuses mélodies qui attendent d’être réalisées. Je l’harmonise ensuite au piano ou à la guitare, et je me plonge très rapidement dans la musique. Et c’est une fois que j’ai imaginé le monde que j’ai entreaperçu au moment où la mélodie m’est venue que je commence à distinguer les moments de la chanson où je souhaite ajouter un peu de moi. C’est un voyage intérieur très fort, exutoire.
Un voyage intérieur qui mène à la lumière, en référence à l’un de tes derniers posts sur ta page Facebook©. Retrouver l’émotion originelle que l’on traduit ensuite en chanson.
C’est exactement ça. Je me suis réapproprié dans ce sens les propos de Mathieu Boogaerts : « J’ai une petite idée trouvée au coin de ma guitare. Tout le reste du travail, des premiers arrangements musicaux, du texte, à la sortie d’un album, en passant par les répétitions en studio et les concerts, consiste à retrouver ce petit sentiment que j’ai eu au moment où je me suis dit que cette idée pourrait devenir une chanson ». J’adore cette perspective, car c’est exactement ce que je ressens. Cette étincelle, ce truc très spontané, qui te fait dire : « Putain, je peux faire quelque chose avec ça ! ». Et ceci est valable dans la chanson, mais aussi dans tous les métiers de la création.
En 2011, tu as sorti ton premier EP en solo. On retrouve malgré tout Nico et Pierrot à tes côtés, tes deux compères des Coup d’Marrons.
J’ai en effet sorti cet EP fin 2011. Je l’avais fait pour le distribuer à la fin des concerts ainsi que dans d’autres circonstances de façon « confidentielle ». Il comporte seulement quatre chansons, qui figureront d’ailleurs dans mon premier album à paraître cet hiver. Pas de date précise de sortie pour le moment, car il reste quelques arrangements à faire en studio. À l’heure qu’il est, ça ne m’étonnerait pas que mes deux réalisateurs y soient en train de bosser dessus ! J’ai signé au printemps dernier avec le label Athome, qui m’a notamment proposé de travailler avec Dominique Ledudal. Il eut son heure de gloire dans les années 90 et 2000, en réalisant presque tous les albums du label Tôt ou Tard, des premiers albums des Rita Mitsouko aux derniers de Thiéfaine. Il se trouve que Dominique a rencontré le fils de Thiéfaine, Lucas. Ils ont produit un album du papa, puis ils sont tombés amoureux artistiquement et humainement. J’ai la chance de bénéficier du talent de ce duo pour mon premier album. Je n’y crois même pas moi-même ! Sans parler des émotions et des rigolades en studio lorsque nous y sommes. C’est un vrai bonheur de pouvoir compter sur eux, leur engagement est total.
« J’ai plein de pas, de danses à vous glacer le cœur, j’ai plein de pas mais je les garde à l’intérieur, je danse en moi, je danse ailleurs » : ces paroles sont tirées du single J’ai plein de pas, qui concrétise très justement ta démarche créative que tu m’expliquais tout à l’heure. Au-delà, ce titre traduit une exaspération des sens qui n’a qu’une seule et unique vocation : celle d’exploser aux yeux de tous. On peut d’ailleurs jauger la réaction instantanée de ton public dans une version intimiste d’un autre de tes titres, intitulé Les ondes. Peux-tu m’en dire plus sur cette séquence ?
Elle se déroule chez moi ! J’ai invité mes copains car je voulais qu’ils viennent chanter avec moi. De nos jours, on ne chante plus entre amis, ce n’est plus dans l’air du temps. L’idée sur Les ondes et dans cette séquence, c’était d’initier à nouveau cela, et de réitérer une coutume que je vivais lorsque j’étais petit et que j’allais voir ma famille anglaise, qui chantait à la fin des repas. Y’a quelque chose qui se passe au-delà des mots lorsqu’on chante de cette façon-là, à plusieurs. C’est très corporel. Ainsi, après avoir préparé avec Pierrot et Nico une version plus acoustique de la chanson, les copains et leurs enfants sont venus, on a poussé les meubles, et ils ont tous chanté en chœur.
J’ai fredonné moi aussi derrière l’écran. Tu as également participé à un Chant’appart fin 2014 / début 2015. Tu te retrouvais chez des particuliers pour des sessions acoustiques uniques pour y interpréter tes chansons. Quels souvenirs gardes-tu de ces moments ?
J’ai fait sept Chant’apparts en effet durant cet hiver-là, et je remets ça cette année avec cinq autres participations. Y’a plein d’artistes qui font la même chose, qu’ils soient connus ou pas d’ailleurs. Loïc Lantoine, Lo’jo… Je suis ravi de le faire moi aussi. Qui plus est, ce sont toujours de supers rencontres. Sans oublier que j’ai fait mes premiers concerts en solo par ce biais.
Ton identité est forte, tout à fait originale. Ton message et ton style empruntent ceux de nombreuses influences. J’en ajouterai une que tu n’as pas encore citée dans tes autres interviews : Bernard Lavilliers. « La musique est un cri qui vient de l’intérieur », c’était de lui dans son morceau Noir et Blanc. Que t’évoque cet artiste ?
Je connais assez peu Bernard Lavilliers pour dire qu’il m’a influencé. J’aime le côté écorché vif. Ainsi que l’attitude, le corps. C’est un homme sexy. Je n’assume pas ça chez moi, car je ne l’ai pas ou peu. Je n’ai pas l’impression en tous les cas que ce soit quelque chose qu’on voit chez moi. Il a cette élégance mêlée à cette bestialité que j’apprécie beaucoup. Et il a une voix très grave. J’aimerais avoir la possibilité de descendre aussi bas que lui. Je m’évertue à essayer même si je suis plus à l’aise dans les notes plus aigües.
On the Road Again… Après l’annonce tout à l’heure de la sortie de ton premier album, peux-tu nous préciser tes prochains évènements ?
J’ai une vingtaine de dates programmées à l’automne. Souvent tout seul, certaines avec mes musiciens. Je jouerai également en trio le 18 novembre à Paris au centre Barbara pour le Festival Fedechansons. Le 20 et le 21 novembre, je serai à nouveau en solo au Limonaire. Et le 26, en solo toujours au Sentier des Halles. Du côté de chez moi, il est prévu que je refasse la première partie d’Arno en février 2016.
Pour finir, je te cite : « J’ai toujours défendu l’idée de me raconter le plus possible, en essayant que ça fasse écho chez les autres. Ce n’est pas de l’égocentrisme. Si tu parles de ce que tu connais le mieux, c’est-à-dire toi, sans fausse pudeur, sans complaisance, tu as plus de chances de parler également aux autres ». Est-ce toujours d’actualité ?
Oui. Ce n’est pas non plus une façon de considérer une espèce d’universalité ou d’égalitarisme, un truc qui dirait en tous les cas que nous sommes tous exactement pareils. Mais nous avons tout de même un gros dénominateur commun en tant qu’êtres humains. Je crois qu’il faut parler de soi très crûment, et ce, même si on ne peut se dépeindre de façon globale. En titillant un ou deux détails de manière brute, cela peut en effet faire écho chez d’autres. C’est ce que j’essaie de défendre, en plus du fait d’être le plus sincère possible dans ma démarche. En fait, je n’ai trouvé que ce moyen. Car je ne sais pas donner de leçons. Je ne sais pas faire des chansons qui soient franchement politiques, même si je pense que tout est politique et qu’à partir du moment où tu te lèves le matin, c’est déjà un engagement.
Merci Wilfried. Merci beaucoup pour cet échange inattendu. On te souhaite de continuer à incendier de toute ta voix et de tous tes mots le cœur de tes spectateurs !