Le web connaît mieux Alice Dourlen sous son nom de scène, Chicaloyoh, connecté à un projet musical qu’elle développe depuis 2011. Si ses intentions peuvent effectivement paraître obscures pour un certain nombre, d’autres pourraient y voir une expérimentation assumée et extrasensorielle d’une folie douce synonyme d’ouverture. Sur le monde, celui d’une vaste planète. Sur l’intérieur, celui d’une plus immense encore.
Alice Dourlen bonjour, et merci d’avoir accepté cette interview. Le web te connaît mieux sous ton nom de scène, Chicaloyoh, connecté à un projet musical que tu développes depuis 2011. Avant d’évoquer tes différentes réalisations artistiques, j’aimerais m’intéresser à Alice. En 2013, Hartzine parlait d’elle comme d’une femme « aussi discrète que magnétique ». Qui est-tu Alice ?
Alice Dourlen : Mais quelle question ! C’est assez étrange que l’on me décrive comme une femme discrète. Ce n’est pas la première fois. Et effectivement, mon projet l’est peut-être car je ne cherche pas trop à me montrer, à me vendre. Je ne démarche pas. Je ne suis pas forcément « médiatisée », plus ancrée dans un milieu en sous-sol, cachée et noyée dans les milieux underground. Même si les lieux où je me produis sont tous assez différentes : caves, bars, SMACs, théâtres, squats… Pourtant, je ne pense pas être discrète au quotidien. Et même lorsque je passe dans un lieu pour y jouer, j’ai plutôt tendance généralement à chercher immédiatement à rire, à profiter, à rencontrer un maximum de belles personnes pour rentrer chez moi avec une palette de souvenirs riches et colorés.
Donc je suis moi, Alice, mais je suis aussi Chicaloyoh. Je ne distingue plus les deux en fait. Comme je ne distingue plus rien de ma vie, de mes lectures, de ma peinture, de mon écriture, de ma musique. Tout est inséré dans mon quotidien, apparaît puis disparaît. Je me sens assez libérée, plus libérée même. J’ai moins de pression et d’exigences quant aux moments plus « vides » ou de « non création » : avant, ils me tourmentaient beaucoup. Quant à mon projet, il est de moins en moins sombre, certainement parce que je le suis de moins en moins aussi. Je m’étonne toujours quand on qualifie ma musique de « dark » car je n’en ai plus vraiment l’impression. Tout est construit autour de mes rêves : du coup, je dirais que ma musique est plus étrange, fouillis, tordue que « dark ».
Quel âge as-tu ?
Alice Dourlen : J’ai 31 ans.
Où as-tu grandi ?
Alice Dourlen : À la campagne, en Normandie. Dans un tout petit village, dans une maison en pierre entourée de chats, de fêtes, d’amis, de ma famille et de toutes les autres activités qu’on peut pratiquer à la campagne. Je me souviens du feu de cheminée, des cabanes dans les arbres, des indiens, de la cueillette des mûres. De tous ces jeux en forêt, et près de la mer !
Que t’évoquent ces décors dont tu parles, avec le recul ?
Alice Dourlen : Petite, j’adorais m’allonger dans mon lit pour écrire et rester seule. Je n’avais aucun problème avec la solitude. J’adorais ça en fait. Je me rappelle que je m’isolais bien volontiers lorsque la maison était trop envahie. Dans ma chambre, je cherchais toujours à tamiser la lumière et à accumuler les objets pour les disposer de manière à me sentir bien. J’avais pas mal de refuges çà et là. J’avais aussi terriblement peur de la nature, notamment la nuit.
Encore aujourd’hui, je sursaute au moindre bruit de branche. Avec le recul, je dirais que tout ça n’a pas vraiment changé. Il me faut mon décor pour me sentir bien, mon lit pour écrire, et surtout de la solitude. Pouvoir choisir ma solitude est en fait ma plus grande liberté. Si je suis contrainte de voir du monde, je me sens oppressée. Je ressens presque de l’injustice.
Quelle influence tes parents, tes frères et/ou tes sœurs ont-ils eu sur ton éveil artistique ?
Alice Dourlen : Ils en ont tous eu une, mais différemment. Mon père a toujours écouté beaucoup de musique, notamment Brigitte Fontaine et The Velvet Underground. Je me souviens que je haussais le volume de ma stéréo pour mieux entendre Céline Dion et Axelle Red lorsqu’il les écoutait ! Cela ne m’intéressait pas à l’époque, et pourtant, ces musiques ne sont pas tombées dans l’oreille d’une sourde.
Quant à ma mère, c’est elle qui m’accompagnait à mes cours de piano, de chant, de cirque, de théâtre. Elle s’était débrouillée pour qu’on nous prête un piano et moi, je ne travaillais pas mes gammes, si bien que j’étais restée plusieurs mois sur la même partition. Je me suis remise au piano plus tard, en autodidacte. Avec une envie plus naturelle. Quant à mon frère, il a vite commencé à répéter dans des groupes de rock.
Un souvenir particulier qui te fit instantanément embrasser la voie de l’écriture, de la musique et de l’expression scénique ?
Alice Dourlen : Lorsque j’avais seize, je me souviens avoir vu pour la première fois Oh Les Beaux Jours de Samuel Beckett. Cette pièce a traduit avec des images et des mots mon goût pour l’absurde, qui avait toujours fait partie de moi en fait.
Dans tes vidéos, on te voit manipuler plusieurs instruments électro et acoustiques. As-tu été dans une ou plusieurs école(s), ou ton apprentissage s’est-il fait par d’autres moyens ?
Alice Dourlen : Aucune école ! Quelques cours de piano comme je le disais précédemment, ainsi que des cours de chant dans un grenier avec un professeur payé au black. J’ai appris toute seule. Parfois, j’aimerais savoir me servir un peu plus des machines. Seulement, je n’ai aucune patience et la technologie a tendance à me faire peur. J’ai besoin de conseils, j’en demande parfois. Mais le truc, c’est que j’aime n’en faire qu’à ma tête, quitte à prendre une journée pour comprendre une fonction pourtant toute simple. Quoiqu’il en soit, j’utilise le matériel à ma manière, en usant parfois de chemins bien biscornus pour parvenir à mes fins !
« Chicaloyoh est devenue Alice à travers toute la création qui sort d’elle. Ce n’est plus un personnage »
Vis-tu aujourd’hui de ta musique ? Quels autres métiers as-tu été amenée à faire en parallèle ?
Alice Dourlen : Non. Mais le fait est que je n’ai jamais vraiment cherché à en vivre. La musique m’aide surtout à voyager sans trop de frais, ce qui est déjà incroyable. Je reste lucide : si je souhaite en vivre un jour, il me faudra d’autres projets et que j’accélère le pas. Actuellement, je préfère plutôt l’inverse : que le projet suive tranquillement mes pas. En parallèle de la musique, j’ai été serveuse dans des bars et des restaurants. Désormais, je travaille plus régulièrement avec des personnes handicapées mentalement et physiquement. Je crois que j’adore ça autant que la musique : cela m’inspire énormément. Nourrir ma folie par de la vraie folie…
Justement, en parlant de folie, tu décris Chicaloyoh sur ta page Facebook comme un projet usant de la musique « comme décor de délires autour de la chair, de la folie et de la perte de soi ». Chicaloyoh se borne-t-elle à être un personnage totalement fictionnel, ou est-elle aussi la personnification des pans les plus sombres, les plus souffrants d’Alice, incapables d’être exprimés autrement qu’aux yeux et aux oreilles de tous ?
Alice Dourlen : Comme je le disais précédemment, ce projet musical suit doucement ma vie. Les thèmes que j’y aborde aujourd’hui sont plus légers que ceux d’hier. J’apprends à me connaître mieux. J’ai adoré explorer des sujets sombres par le passé, pour leur esthétisme. Mais je n’étais déjà pas forcément en accord avec eux, hormis pour ceux traitant de la peur de vieillir ou de celle de ne pas être comprise.
Mes rêves sont maintenant devenus ma principale matière. Je pioche dans mes textes mélangeant réel, fiction, rêves, poèmes, cris et colère, que je joue et que j’incorpore par bribes lors de mes répétitions. J’aime énormément cette idée de folie et de perte de contrôle autant qu’elle m’effraie. Chicaloyoh est devenue Alice à travers toute la création qui sort d’elle. Ce n’est plus un personnage.
Depuis la sortie de tes premières compositions en 2009, Chicaloyoh a eu l’occasion de produire bon nombre de titres. Instrumentaux, mais également plusieurs chansons écrites en anglais et en français. L’univers résonne avec celui de groupes tels que Warpaint, Blonde Redhead. On perçoit également une forte influence de l’œuvre de Björk sur tes créations. Toi qui fait de tes délires et de ta folie ta matière première, que t’évoque la folie d’une artiste telle que Björk ?
Alice Dourlen : À dire vrai, je n’aime pas trop Björk. Je ne l’ai jamais vraiment écoutée. Je ne connais pas Warpaint, et je trouve trop triste la musique de Blonde Redhead. Finalement, j’écoute assez peu de musique qui pourrait être similaire à la mienne. Des groupes comme Coil ou Haus Arafna m’ont plus influencée ces dernières années… Même si mon dernier disque n’en témoigne pas vraiment.
Retraçons maintenant ton parcours musical à travers certains de tes titres. À commencer par I want to hate you paru en septembre 2012. Au fond, quelles étaient ces choses qui t’empêchaient de le détester ?
Alice Dourlen : Ouhlala, je ne préfère pas en parler…
Écriture en anglais une fois de plus en août 2013 avec la sortie de ton EP Folie Sacrée, qui introduit des structures instrumentales inédites, notamment pas leurs aspects plus cadrés. Comme si la folie nécessitait cette perspective « délimitée » pour pouvoir exister et perdurer : c’est ce qu’on perçoit dans des morceaux tels que Gloves and ties, A man in a street et The skeleton. Comment as-tu appréhendé ta mission scripturale et musicale pour cet opus ?
Alice Dourlen : À ce moment-là, je trouvais d’abord la musique puis j’écrivais des paroles. Leur sens était plus abstrait, il s’agissait avant tout d’idées. Je préférais largement l’anglais pour sa musicalité. Mais il ne me permettait pas de mettre l’accent sur le texte et son sens. Pour cet EP, j’ai longuement cherché des mélodies avec une guitare et un petit ampli au coin du feu avant de l’enregistrer. Pour la première fois, j’avais envie de composer et de reproduire quelque chose en comptant moins sur l’improvisation.
Mon copain de l’époque m’avait bien aidé dans la réalisation de cet EP, il s’était notamment chargé d’enregistrer les lignes de batterie. Ce qui a enfin pu donner un cadre et un rythme aux morceaux. Je voyais chacun d’entre eux comme des scénettes, des nouvelles. J’y apercevais la couleur, l’ambiance, l’odeur, les vêtements, comme si j’avais moi-même assisté à la scène ou comme si je l’avais vue au cinéma.
Retour en 2015 à des sonorités minimalistes et insolentes dans Paroles creuses. « Elle rit en marchant et sème autour d’elle une drôle de cohue » : Elle riait seule tente de percer l’énigme de la solitude dans ses aspects les plus froids. Elle : est-elle le seul fruit de ton imagination ou a-t-elle vraiment exister ?
Alice Dourlen : J’adore évoquer la folie sous toutes ses coutures. L’idée de dédoublement en fait partie. J’ai eu une période où je sortais beaucoup. J’étais très fatiguée en rentrant le soir. J’écoutais le bruit de mes pas et regardais mon ombre. J’ai écrit le texte de mon titre Elle riait seule comme un poème, en rentrant un soir. Au début, je ne pensais pas le chanter. Ce morceau marque vraiment les origines de mon envie de libération totale, celle aussi d’allier art et vie. Celle enfin de me détacher du jugement, de ne pas essayer de plaire à tout prix, de chanter ce que j’ai sur le cœur et de le partager, un point c’est tout. J’aime cette idée d’archiver des traces, de ne pas chercher une cohérence pour répondre aux désirs d’autrui. Ma vie n’a pas de sens, la vie n’en a pas. Mon art est un reflet, donc mon art est incohérent.
Août 2017 : La Boue ralentit le Cercle. « Les autres » t’épuisent, tu les hais tout comme ils te haïssent. Ils sont cette boue ralentissant ton cercle, sa formation, son extrapolation, sa course. Une course qui semble être aussi celle du temps, suggérée dans la rythmique lancinante accompagnant tes mots. Peux-tu nous en dire plus sur les ressentis qui t’ont traversée durant l’écriture et la composition de ce morceau ?
Alice Dourlen : Un autre poème écrit en rentrant d’une soirée à laquelle je n’aurais pas dû me rendre. J’avais le sentiment de ne pas être au bon endroit. J’étais sortie alors que je n’en avais pas envie. Au fond, je voulais être seule et je ne m’étais pas écoutée. La boue représente les autres et leurs jugements ainsi que tout ce qui peut me ralentir dans ma course. C’est cette « nausée de trop plein » comme Ionesco la définit si bien dans Le Solitaire. La vie est trop riche parfois, et ça m’épuise alors que j’ai spontanément l’impression de que m’épuise et que j’épuise. Ce ne sont pas que les autres en fait, c’est un grand cercle de fatigue. J’ai adoré musicalement faire ce morceau. Une pure impro, avec un piano dans un hall et des instruments piochés ça et là. Un pur hasard quelque part, pour un collage qui semble m’avoir été dicté.
Que peut-on souhaiter à Alice Dourlen et à sa protégée, Chicaloyoh, pour qu’elles déterrent le cercle enseveli et qu’elle le porte jusqu’à la lumière du jour ?
Alice Dourlen : De continuer à créer dans tous les sens, en toute chose, que cela ne s’arrête jamais. Mon souhait le plus cher est de reprendre une pièce ou une performance mêlant danse et théâtre. J’ai commencé ce projet il y a un an, mais ce n’est pas si simple, je ne connais pas ce milieu. Pourtant, ce projet me tient à cœur car il permettrait finalement de mettre en scène toute cette folie inspirée de mes expériences auprès des personnes souffrant de pathologies mentales avec lesquelles j’ai travaillé. En bruit, en musique, en lumière. J’ai déjà tout pensé, tout écrit. Il n’y a plus qu’à se lancer !
Quels sont les projets et les dates prévues pour fin 2017 et le début de la nouvelle année ?
Alice Dourlen : Tout d’abord, une tournée de dix dates en Europe avec le groupe américain Robedoor. Puis un voyage d’un mois pour explorer la Bolivie. À mon retour, la mise en place d’ateliers dédiés aux enfants pour leur permettre de mettre en scène leurs rêves et leurs cauchemars. J’ai déjà eu l’occasion de tester ces ateliers à deux reprises : les enfants ont adoré, et ont d’ailleurs préféré mettre en musique leurs cauchemars à l’aide de machines à fumer, de sons métalliques, de mélodies stridentes. Ils se prêtent au jeu avec beaucoup de plaisir ! En 2018, une autre tournée en France et en Europe avec mon ami Julien Louvet et son projet Austrasian Goat. Puis une autre dans les Balkans avec mon autre ami Maxime et son projet Black Zone Myth Chant.
Alice Dourlen : Facebook | Photos : Britt Brown, Stéphane Tasse