Le 11 mai dernier, l’Anglaise Kerry Devine sortait son tout premier album studio : Away from Mountains. Aux moments suspendus qu’il offre avec humilité répond une urgence qui traverse le temps. Rencontre avec Kerry Devine, aux confins de terres intérieures où ses chants inspirés transcendent la nef de notre profonde intimité.
Bonjour Kerry Devine, et merci d’avoir accepté cette interview. Où es-tu née et que peux-tu nous dire sur ton enfance ?
Kerry Devine : Bonjour Florian, merci à toi aussi. Je suis née à Ely au Royaume-Uni. J’ai grandi à environ vingt minutes de la ville, dans un petit village de Fenland appelé Haddenham. Mes parents travaillaient tous les deux dans une usine. Nous vivions en HLM, tous les enfants jouaient ensemble. Ma mère et mon père nous ont offert une enfance faite de créativité et d’émerveillement à ma soeur et moi. Nous adorions écrire des petites pièces de théâtre, des comédies musicales. Nous concevions nous-mêmes les costumes pour les acteurs : ils étaient extraordinaires ! Récemment, j’ai partagé avec ma mère un souvenir que j’avais de nous lorsque nous jouions aux détectives. Je devais avoir 7 ans. Équipées de nos sacs à dos, ma soeur et moi partions pour explorer les jardins situés à l’arrière de notre immeuble. Nos enquêtes consistaient à découvrir le coupable du meurtre d’un ver de terre (rires).
Quelle était ta relation à la musique durant cette période ?
Kerry Devine : J’ai toujours aimé la radio, et je me souviens de m’être réveillée la veille de Noël pour voir mes parents trimballer une énorme chaîne stéréo dans les escaliers. Je devais avoir cinq ans. Je me souviens qu’ils m’avaient expliqué que le Père Noël était pressé (rires). Avant de me dire d’aller me recoucher. Les enceintes de cette chaîne étaient énormes : je passais un temps fou à rester assise tout près, pour écouter et ressentir toutes mes chansons préférées. Je viens d’une grande famille où toutes les occasions étaient bonnes pour jouer de la musique et chanter ensemble. Ma mère m’a confié un jour que mes cousins lui avaient dit que je chantais faux. Je n’avais alors que 3 ans. Mais quand elle prit le temps de m’écouter, elle réalisa qu’ils se trompaient et que je chantais en fait des harmonies.
Quels étaient les autres musiciens de la famille ? Qu’ont-ils partagé avec la petite fille que tu étais ?
Kerry Devine : Mon père, ma mère et ma sœur sont tous les trois musiciens. Mon père écrit également ses chansons. Il jouait dans un cabaret afin de les partager le plus souvent possible avec le public. Les influences musicales dans la famille sont assez vastes. Nous avons aimé Kylie Minogue, à l’époque de son tube I Shoul Be so Lucky, et les Spice Girls. Ma mère est une grande fan d’Elvis. Quant à mon père, ce sont plutôt les Beatles et ACDC. Pas beaucoup de musique folk étrangement. Beaucoup de gens disaient de mes chansons quand j’étais plus jeune, qu’elles leur rappelaient les univers de Joan Baez, Joni Mitchell. Pourtant, je n’avais jamais écouté ces artistes jusqu’à mes vingt ans.
Dans une précédente interview, tu as aussi évoqué John Martyn et son aptitude à user précisément de sa voix comme d’un instrument. Il semble être un exemple pour toi. Quel est l’album de sa discographie que tu préfères, et à quel genre de souvenir te renvoie-t-il ?
Kerry Devine : L’un de mes amis, qui est un journaliste musical incroyable, m’a suggéré un jour une liste de musiques à écouter après avoir découvert mes lacunes en musique folk. John Martyn faisait partie de cette liste. Je continue à l’écouter régulièrement. J’aime particulièrement son album Solid Air paru en 1973 le titre Go Down Easy est l’une de mes chansons favorites.
Quelle est la toute première chanson t’ayant marquée au point de te convaincre de faire de la musique ton métier ?
Kerry Devine : Vers 17 ans, j’ai commencé à traîner avec un musicien qui m’a présenté à des artistes comme Pentangle et PJ Harvey. Je suppose que c’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à ouvrir les yeux sur la possibilité d’écrire et de composer ma musique. Je suis passée par un mécanisme d’adaptation avant que la musique ne devienne une nécessité pour mon avenir. La notion de plaisir est venue un peu plus tard. Ce ne fut pas si complexe que ça en fait, mais les choses se sont déroulées ainsi. Quoiqu’il en soit, le déclic ne fut pas une chanson en particulier : dans mon cas, il s’agissait plus du processus et du but que la musique servait. Maintenant, j’aimerais pouvoir lire la musique et suivre une formation technique dans ce sens : ce projet fait encore partie de ma liste des choses à faire.
Kerry Devine : La nature et ses vastes paysages inspirent beaucoup ton travail et participent à la formation d’une musique folk combinant douceur et élans éthérés. Elle me rappelle les univers d’Aldous Harding, de Dido, de Suzanne Vega aussi, surtout sur le plan vocal. Que t’évoquent ces artistes ?
Je ne connaissais pas Aldous Harding : c’est un vrai plaisir ! Elle est dynamique, atmosphérique, c’est une véritable interprète. Elle me fait penser à mon père avec ses expressions faciales, très cabaret. Merci pour cette découverte en tous les cas : je viens de trouver ma nouvelle obsession pour les prochaines semaines ! Suzanne Vega est une conteuse d’histoires. J’ai vécu une pure expérience scénique à l’âge de 22 ans lors de l’un de ses concerts. J’écoutais Luca et Maggie May en boucle. J’ai beaucoup aimé les arrangements de ses chansons dans sa compilation Retrospective.
Away from Mountains est ton premier album. Il est sorti le 11 mai. Il t’a permis d’exprimer des sentiments que tu ne pouvais partager autrement qu’en musique. À l’instar de ceux évoqués dans ton titre Lines in the Landscape. Il parle d’un amour qui n’est pas réciproque. Les champs de Fenland, où une cohabitation singulière existe entre la terre et la mer, deviennent le théâtre de conflits émotionnels. Cette histoire est-elle liée à une expérience personnelle particulière ?
Kerry Devine : Mon grand-père était un sourcier. Il m’a transmis sa sensibilité à l’eau. Quand tu te tiens face à ce paysage, il y a un sens puissant entre la terre et l’eau qui s’en dégage. C’est un sentiment difficile à décrire, c’est comme un désir ardent qui demeure un mystère. J’ai senti que cela faisait une bonne analogie avec une amitié qui se développait. J’étais très attirée par quelqu’un mais rien ne pouvait l’expliquer. De grandes différences entre nous ont créé un malaise. Je trouvais très difficile de me sentir comme chez moi, alors qu’il était comme un étranger pour moi.
Le mystère de cette connexion et son origine ont eu un grand impact sur moi. Les relations sont un peu comme des paysages. Si tu es une rivière et que ton partenaire est une forêt, alors vous avez une chance ensemble. Mais si tu es la mer et que ton partenaire est un désert ou la neige, alors ça ne marchera pas. Ici, les tourbières minérotrophes étaient sous-marines jusqu’au XVIe siècle. Depuis, elles ont été lentement drainées. La terre est vraiment destinée à être sous l’eau.
« Je crois que l’expérience, le repos et l’indulgence vis-à-vis de soi-même nous permettent de nous confronter à l’affaiblissement et à la mort d’un être aimé »
Que penses-tu des gens qui disent qu’il est impossible d’écrire sur l’amour quand tout va bien ?
Kerry Devine : Je dirais qu’ils ont tort. Il y a beaucoup de chansons qui parlent des joies d’être amoureux. Je pense que le chagrin d’amour peut être traumatisant et c’est pourquoi il y a un besoin plus urgent de réconforter à travers ces types de chansons. C’est pourquoi il peut sembler aussi que les chansons d’amour tristes l’emportent sur les chansons d’amour heureuses. J’ai personnellement écrit les deux. Mon deuxième album, que je prépare actuellement, comportera quelques chansons d’amour heureuses supplémentaires d’ailleurs.
Le titre album Away from Mountains procure le frisson. Il y est question d’amour justement, mais pas seulement. Quelles émotions étaient les plus importantes à mettre en lumière durant sa composition ?
Kerry Devine : Le sens de cette chanson change pour moi alors que le temps passe et que je grandis. Désormais, il s’agit plus de choisir ce qui est le mieux pour moi, ce qui devrait avoir un impact positif sur les gens autour de moi. Je pense que les femmes passent trop souvent après les autres. Nous donnons trop facilement notre gentillesse et nous devrions parfois nous poser certaines questions. Dans le morceau Away from Mountains, il s’agissait initialement de parler d’une trahison et de la résonance que l’on éprouve avec certaines personnes (et que je ne peux pas expliquer). Il n’y a pas de pré-requis pour les aimer, tu ne peux que les aimer, et l’accepter malgré la trahison.
C’est la chose la plus libératoire qui soit je trouve. J’aime le message dans cette chanson, c’est celui du pardon et de l’acceptation. Je pense qu’il est important dans n’importe quelle relation d’amour, y compris entre un parent et son enfant. Les choses peuvent sembler en désordre mais finalement, nous essayons tous de faire de notre mieux.
Closed Roads évoque la fin d’une amitié, mais aussi ces situations qui ferment certaines portes durant notre vie, à l’instar de la maladie dont souffrait ton grand-père. Selon toi, comment le corps et l’esprit trouvent-ils leur chemin de subsistance pour finalement traverser ces situations ?
Kerry Devine : Closed Roads parle d’abord d’une amitié qui représentait une grande partie de ma vie lorsque j’avais la vingtaine. Mais le titre évoque aussi cette idée de situations que tu ne peux jamais revivre. Mon grand-père m’avait préparé à ces moments-là. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble dans les marais. Si je ne sais pas encore vraiment comment l’esprit et le corps trouvent leur chemin à travers ces parcelles d’existence, je crois que l’expérience, le repos et l’indulgence vis-à-vis de soi-même nous permettent de nous confronter à l’affaiblissement et à la mort d’un être aimé. J’étais très proche de mon grand-père, mais la douleur est aussi importante que la joie. Il m’a transmis les deux et j’en tire quelque chose, une clé que j’utilise pour créer et continuer à avancer.
Irlande, Angleterre. Angleterre, Irlande : as-tu déjà eu l’occasion de venir te produire en France ? Le cas échéant, quels souvenirs en gardes-tu ?
Kerry Devine : J’ai un souvenir très spécial de la France, puisqu’il s’agit de mon premier voyage pour chanter dans la rue. C’était en 2013. Je commençais à peine à m’imaginer faire de la musique dans d’autres lieux que dans ma chambre (rires). Dix jours avant mon départ, ma grand-mère est tombée malade. J’avais préparé des CDs et j’avais utilisé de vieilles photos en noir et blanc des années 1940 de mes grands-parents pour la couverture. Dans un message vidéo à mes parents que je leur avais laissé, je leur disais que j’emmenais ma grand-mère avec moi en France grâce à ces EPs que j’avais préparés. Le matin de mon arrivée à Paris, elle est décédée.
Mon père m’a appelée et m’a dit que la dernière chose qu’ils avaient partagée avec elle avant sa mort était la vidéo que je leur avais laissée. Ce fut un voyage très difficile mais qui fut aussi pour moi une profonde thérapie. Je me suis fait des amis d’une vie parmi les artistes et les musiciens de rue que j’ai rencontrés. La confiance et les émotions que ces gens ont partagées avec moi m’ont donné un coup de fouet. Je pense à Melvyn Perif et à Gilles Le Guen rencontrés à Rennes, à Renaud Richermo, à Boon et à Tuna rencontrés à Toulouse, à Zoé aussi rencontrée à Avranche.
Que penses-tu de la scène musicale française ?
Kerry Devine : J’adore l’atmosphère et la facilité avec laquelle j’ai pu me connecter au gens. J’ai essayé de chanter en français : quelle galère ! C’est très guttural, et la prononciation est essentielle. En termes d’artistes, je ne vais pas être très originale, mais j’adore Edith Piaf. Mais j’aime aussi des artistes et des groupes plus récents, à l’instar de Hey Hey My My, Zaz, Tété, et Christine and the Queens.
Et s’il y avait une seule chanson française que tu souhaiterais reprendre sur scène, laquelle serait-elle et pourquoi ?
Kerry Devine : Probablement Je ne veux pas travailler. Pink Martini en a fait une formidable version. J’aime son tempo. J’avais déjà tenté de l’apprendre pour la jouer avec mon précédent groupe de jazz, le Kansandras Magic Pylon Band. Mais ce projet n’a jamais abouti. Je ne perds pas espoir pour l’interpréter lors de l’un de mes prochains concerts.
Kerry Devine : site officiel