Certains l’appellent Madame Croze. Et pour cause, inutile de le dissimuler : ils sont amoureux d’elle. De son écriture, de sa voix, de ses mélodies, depuis ses débuts. Pour eux, elle fait – déjà – partie des grands noms de la chanson française. Autrement dit, ceux qui laissent leur empreinte à travers son histoire. Skriber a eu le privilège de disposer d’un temps avec elle. Son point d’orgue : l’évocation de son tout dernier album Après les heures grises, sorti le 8 octobre 2021. Et pour y parvenir, on lui a proposé une série de questions articulées autour de certaines de ses plus belles chansons. Rencontre avec Pauline Croze.
“Larmes de caresses, larmes de soie, se lovent au creux de nos mains que l’on cherche à défaire.” Bonjour Madame Croze. Larmes est l’un des singles phares de votre premier album paru en 2005. Aujourd’hui, on ne peut plus percevoir ces paroles du seul point de vue d’un couple et de son histoire. En fait, on ne peut s’empêcher de penser également à toutes ces initiatives menées ces derniers temps pour briser le lien social. Qu’en dites-vous ?
Pauline Croze : Quand j’ai écrit cette chanson, c’est vrai qu’il s’agissait pour moi de parler d’une amorce de rupture, qui finalement n’a pas été consommée. D’ailleurs, c’est pour ça qu’il y a de l’espoir dans ce titre je trouve. Car il y a eu réconciliation. Ensuite, si l’idée consiste à parler de ce que nous traversons depuis plusieurs mois, on sent que les gens ont beaucoup souffert de la privation de gestes et d’étreintes. De ne pas pouvoir prendre des personnes de leur famille dans leurs bras. Je n’avais pas vu la chanson Larmes sous cet angle-là. Mais en effet, le mot caresse y résonne différemment quand on y pense. Les mains qui se serrent aussi. À présent, j’espère que nous n’en sommes plus au stade des larmes et de l’isolement.
“T’es beau, t’es beau parce que t’es courageux de regarder, dans le fond des yeux, celui qui te défie d’être heureux” (2005). Sans trahir son identité, à qui cette chanson était-elle destinée ?
Pauline Croze : Elle était destinée à un garçon avec lequel j’ai partagé une histoire amoureuse qui n’a pas duré longtemps. Nous sommes restés amis après. C’était quelqu’un qui vivait des choses très difficiles. Je crois que nous nous étions éloignés parce qu’il n’avait pas réussi à se livrer complètement à moi sur ce qu’il avait vécu. En même temps, c’était difficile d’en parler. C’est pour ça aussi qu’on peut prendre cette chanson sous beaucoup d’angles différents. Cela peut être une histoire d’amour, l’histoire d’un proche que l’on perd, une histoire d’amitié qui raconte combien certaines personnes nous manquent… Chacun peut coller à cette chanson les noms qu’il veut en réalité.
“J’AIME BIEN LES PERSONNAGES QUI PRENNENT DES RISQUES.”
“Je pose sur tes lèvres un baiser le plus léger. C’est un baiser d’adieu. C’est un baiser le plus léger, c’est un baiser radieux”. Ce titre nous renvoie en 2007, année de la sortie de votre second album Un bruit qui court. Comment pourriez-vous définir cet amour-là ? S’agit-il d’un amour d’un soir devenant l’amour d’une vie ? Ou d’un amour d’une vie duquel on ne pourra jamais se détacher ?
Pauline Croze : Je choisirais d’en faire l’histoire d’un amour d’un soir qui se transforme en amour d’une vie. Pour moi, cette chanson est très cinématographique. J’aime bien l’idée du personnage qui regrette son geste, celui d’avoir laissé cette lettre. Et qui finalement revient sur ses pas pour démarrer quelque chose. J’aime bien les personnages qui prennent des risques.
“S’il est un jardin suspendu, au-dessus du vide de nos vies fugitives, nous sera-t-il enfin rendu, lorsque l’innocence regagnera la rive qui nous a rendu si indifférent à nos travers ?”. Le prix de l’Éden paraît en 2012. Parlons plutôt du cours de l’Éden comme on le ferait en bourse. Selon vous, a-t-il augmenté ou diminué ces derniers mois ?
Pauline Croze : Je dirais qu’il a diminué. Après, comment se calcule-t-il ? Difficile à dire. Je trouve que cette chanson est à l’image de ce troisième album. Il y a un certain nombre de choses très ésotériques. Même moi, j’ai du mal à définir l’Éden. J’ai eu du mal à le cerner. Est-il vraiment un paradis perdu ? Un endroit que l’on n’a pas encore trouvé ? Que l’on n’a pas encore réussi à construire ? Je m’intéresse beaucoup aux mythes autour de la création, de l’univers. Mais j’aurais plutôt tendance à m’interroger sur ce que l’on peut bâtir. Sans doute est-ce un peu utopique. En tous les cas, il reste un Éden à construire. Et pour le moment, nous n’y sommes pas du tout. Nous sommes trop narcissiques, trop centrés sur nous. Je pense qu’il y a des choses auxquelles il faut être capable de renoncer pour rencontrer cet Éden.
“Je veux déjeuner par terre comme au long des golfes clairs. T’embrasser les yeux ouverts dans mon jardin d’hiver” (2016). Qu’avez-vous trouvé dans la Bossa Nova que vous n’avez trouvé nulle part ailleurs ?
Pauline Croze : Ce qui me plaît beaucoup dans la bossa, c’est d’abord la virtuosité des mélodies. Elles sont très exigeantes, leurs harmonies sont très subtiles. C’est élégant, recherché, riche. Ensuite, lorsque l’on écoute de la bossa, on ne se dit pas que c’est trop intellectuel, comme lorsqu’on écoute du jazz par exemple. On surfe sur sa fluidité, on se laisse porter par elle. Enfin, j’adore la sensualité de cette musique, son groove chaloupé. Je tente de l’intégrer parfois à ma propre musique. Et ce, même si je pense que je n’arriverai jamais à faire d’aussi belles mélodies.
“Comment j’ai haï ma façon de ne rien faire”. Ces paroles sont tirées du titre album de votre opus sorti en 2018. Qu’avez-vous pensé des prises de position de ces artistes comme Calogero, opposé au port du masque en concert ; Akhenaton, opposé au vaccin obligatoire et au passe sanitaire, allant jusqu’à prendre en charge le coût du test RT-PCR de chaque spectateur venant en concert. Ou bien encore, Éric Clapton aux États-Unis, ayant notamment écrit la chanson This Has Gotta Stop pour exprimer son opposition ?
Pauline Croze : Je les trouve entiers, sincères dans leur positionnement. On est au-delà du seul fait que je sois d’accord ou pas. En tous les cas, j’aime qu’ils puissent ainsi proposer des alternatives. Je n’ai rien contre la vaccination, mais j’apprécie la démarche d’Akhenaton car elle n’est pas excluante. Elle permet d’offrir une solution aux gens qui ne souhaitent pas se faire vacciner. Je n’ai pas pensé à cette solution-là pour mes propres concerts. Mais je trouve vraiment bien qu’ils se soient penchés sur la question. Il y a encore des gens qui ne veulent pas venir en concert aujourd’hui à cause du passe sanitaire et de leur peur d’être malades. On peut les comprendre. Ils ont été traumatisés par les images qu’ils ont vues à la télé pendant des mois. Je pense notamment aux images de ces soignants en détresse qui manquent de moyens. Oui, on peut comprendre qu’il y ait des gens que ça travaille.
“Et voilà le monde est snob, où tu adhères et tu fais bloc, pas de nuances et plus de gris, pas de bémols rien que du bruit. Putain la planète est folle…” En deuxième plage de votre nouvel album Après les heures grises, paru le 8 octobre 2021, on trouve le titre Phobe. Selon vous, existe-t-il encore des moyens efficaces pour initier à nouveau ce débat qui manque tant à la société d’aujourd’hui, que certains cherchent à étouffer, et qui est pourtant garant de la liberté, notamment votre propre liberté artistique ?
Pauline Croze : Je crois que le fait d’incriminer l’un plutôt que l’autre n’est pas une démarche constructive. En parallèle, je crois que les gens ont besoin d’acquérir plus d’indépendance et d’autonomie. Il y a des gens qui s’étouffent eux-mêmes et qui se mettent eux-mêmes en situation de léthargie intellectuelle. Je pense que chacun a ses propres responsabilités. L’État en a et les citoyens en ont aussi. Il faut faire attention avec les coupables désignés d’avance. Le manque d’humilité m’ennuie, comme le fait d’annoncer des choses pour lesquelles nos gouvernants semblaient certains d’eux-mêmes. Pour finalement y revenir trois mois après. C’est comme s’ils n’étaient pas capables d’apprendre de leurs erreurs. Ça fait des années que les soignants tirent la sonnette d’alarme : là est le problème de fond qui n’a jamais été réglé. C’est assez incompréhensible. Enfin, je pense que les gens sont heurtés par le “deux poids, deux mesures”. Par exemple, pourquoi tel établissement doit fermer alors que l’autre, qui accueille aussi du public, ne ferme pas ? On a eu la sensation que les gens n’étaient pas traités de la même manière. Et ce, même si la situation était inédite et qu’il n’existait pas de solution idéale. Les vraies questions se posent hors de cette situation-là, sur les problématiques qui existaient déjà avant. Ainsi que sur la considération que l’on a des gens, de la valeur de leur travail. Ils sont là, j’imagine, les vrais sujets.
“JE VOIS LA SOCIÉTÉ COMME UN MIROIR BRISÉ EN PLUSIEURS PETITS MORCEAUX DANS LESQUELS LES GENS SE REFLÈTENT, MAIS PAS VRAIMENT EN DÉFINITIVE.”
“Déconstruire une histoire prend bien du temps. On s’élance, on repart comme galope un pur-sang, on pose de côté c’qui nous faisait du tort. On retrouve le désir de séduire et le goût de l’effort.” Ces quelques paroles sont celles de votre chanson inédite Nuit d’errance. Elles s’inscrivent pleinement dans la continuité de vos propos précédents. Il se trouve que le coaching en développement personnel fait plus que jamais un tabac. Pourtant, ces quelques mots qui sont les vôtres suffisent souvent à se recentrer et à cheminer vers son essentiel et son sens. D’après vous, que manque-t-il aux gens, au-delà du temps, pour reconquérir cette voie vers eux-mêmes ?
Pauline Croze : Ce n’est pas une question évidente. Peut-être qu’ils manquent de confiance en eux. En même temps, je pense que les gens sont trop divisés, en eux et entre eux. Je vois la société comme un miroir brisé en plusieurs petits morceaux dans lesquels les gens se reflètent, mais pas vraiment en définitive. Il y a aussi cette idée d’image déformée. Le développement personnel attire des gens bienveillants mais aussi des charlatans qui abusent de la fragilité des personnes en demande.
Des personnes qui sont de plus en plus jeunes…
Pauline Croze : C’est vrai. Ils ont du mal à trouver des repères dans leur famille, dans leur école, dans les valeurs sociétales. Certaines font des études longues parce qu’on les y pousse. Mais ils ne s’y retrouvent finalement pas. C’est une perte de sens qui s’ajoute au caractère influençable propre à la jeunesse. Nous y sommes tous passés. On se construit, on veut être accepté par les autres tout en étant capable de se distinguer. Parfois, ça peut faire adhérer à des choses incongrues. Sans omettre les réseaux sociaux et la représentation de soi que chacun y expose.
Paraître pour être.
Pauline Croze : C’est ça. Ce qu’on montre aux autres alors que ce n’est pas vraiment ce qu’on vit. Tout ça parce qu’il faut montrer des choses brillantes, les aspects les plus “vendeurs” de sa personnalité. Mais on ne vit pas toujours des moments souriants qui font rêver. De fait, on ne veut plus être des “supports” véhiculant des choses qui ne sont pas nous. On ne veut plus se laisser manipuler par les réseaux et/ou manipuler les autres avec. Ce n’est pas sain de se scruter, de se guetter ainsi comme le font les jeunes.
“À TOUT MONTRER, À TOUT VOIR, À TOUT DIRE, ON FINIT PAR ABOUTIR À UNE SOCIÉTÉ TRÈS IMPUDIQUE. LE MYSTÈRE ET LE SACRÉ N’EXISTENT PLUS.”
Après ces derniers mois et ceux qui nous attendent, si rien ne change. Et en considérant à leur juste valeur les réalités qui s’imposent à toute la population de Corée du Nord : pourquoi une chanson sur Kim plutôt que sur d’autres incarnations du totalitarisme de notre époque ?
Pauline Croze : On en revient à mon processus artistique. J’ai écrit cette chanson en 2019. Je trouvais angoissant qu’un homme comme Kim Jong-un puisse détruire à lui-seul un territoire entier en appuyant simplement sur un bouton. Son côté burlesque m’a inspiré là où d’autres formes de totalitarisme n’y sont pas parvenu. Il m’évoque les œuvres de l’artiste peintre belge James Ensor. Celui-ci peignait des personnages de la vie quotidienne comme s’ils venaient de s’échapper d’un cirque. De plus, un autre parallèle s’est créé entre l’arsenal nucléaire menaçant contrôlé par Kim Jong-un et le fait de se sentir soi-même à la merci de quelqu’un. De s’estimer vulnérable lorsqu’on est, par exemple, amoureux de lui. Quand on est dans cet état, on devient parfois un peu bête. On est dépendant de ces hauts, de ces bas, de ces “a-t-il envie de me voir ou pas ?” qui se répètent.
“Y’a pas des centaines, il n’y en a qu’une” : parce que vous l’avez, vous, cette Solution ?
Pauline Croze : (rires) Disons que la solution, je l’ai dans l’opportunité de faire de la musique. Elle forme un territoire où mon imagination me permet de m’extraire d’une situation donnée. Par exemple, une situation angoissante et/ou stressante. À un moment donné, je peux ainsi tenter de sublimer ça. De créer une perspective où cela devient artistique, où ça devient de la musique. Ainsi qu’un discours que j’ai envie de transmettre aux autres et qui me permet d’être en communion avec eux. Je n’ai pas de solution concrète. Malgré tout, j’ai la solution de me dire que je peux transformer en quelque chose de positif cette énergie qui peut me ronger.
S’agit-il alors de dénoncer ceux qui affirment la détenir contre vents et marées ? Et si oui, qui visez-vous en tout premier lieu ?
Pauline Croze : Je ne vise personne en particulier. En fait, c’est parti au départ d’une histoire très personnelle. J’avais quelqu’un dans mon entourage qui se trouvait dans une situation sans issue, à l’instar d’une personne qui a une addiction et qui ne peut s’en défaire. On a beau user de la méthode forte, ça ne marche pas. Puis on tente de temporiser, de faire les choses avec un peu plus de temps. Ça ne marche pas non plus. Ensuite, le confinement est arrivé. J’ai dézoomé pour ouvrir le thème initial intime du morceau à une dimension plus globale, plus sociétale. J’y ai considéré ce que les gens vivaient. Les manifestations, la prudence : ça ne marche pas. Et s’il y a une solution quelque part, elle est à géométrie variable. En outre, on ne peut plus la trouver avec nos outils d’avant.
Pauline Croze : Facebook | Photos : Julie Trannoy